Notre rapport à la mort est-il historiquement lié aux religions ?

Jusqu’au XIXe siècle, la mort est, en effet, la grande affaire de la religion. Les médecins ne jouent un rôle que très marginal : ils annoncent au malade que sa fin est proche – une obligation religieuse pour qu’il puisse mettre ses affaires en ordre –, puis passent le relais au prêtre. C’est ce dernier qui va accompagner le mourant dans ses derniers moments, lui prodiguer des mots de consolation, lui donner l’extrême-onction puis, après le décès, s’occuper de l’inhumation en terre consacrée, donner la messe en son souvenir, gérer le registre des sépultures… Dans les sociétés chrétiennes, la mort est perçue comme un passage vers l’au-delà, et c’est le prêtre qui assure ce passage.

Quelle place occupe alors la mort au quotidien ?

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle environ, la mort est familière, omniprésente. Sous l’Ancien Régime, on a un taux de mortalité d’environ 40 pour 1 000, avec des pics ravageurs liés aux épidémies, aux guerres et aux famines, sans compter une mortalité infantile terriblement élevée – un enfant n’a qu’une chance sur deux d’atteindre l’âge de 5 ans. La mort fait partie du quotidien ; on y est, d’une certaine manière, résigné. On dit souvent, à l’époque : « Dieu m’a donné un enfant, Dieu me l’a repris. » Par ailleurs, la mort est aussi la promesse d’une vie meilleure dans l’au-delà, sans souffrance.

« À mesure que la science progresse, la médecine se lance dans une lutte de plus en plus acharnée contre la mort »

Puis, grâce aux progrès de la médecine (vaccination, obstétrique, pasteurisme), la mort va devenir moins fréquente, moins banale, plus individuelle. Au XIXe siècle, chaque mort devient un drame familial, mais aussi une vie perdue pour la nation.

Est-ce alors que la médecine va se saisir du sujet de la mort ?

En effet, c’est dans ce contexte que les médecins commencent à s’intéresser à l’agonie et à la mort, jusqu’alors jugées en dehors de leurs compétences, et à construire un savoir scientifique. Ils vont d’abord se pencher sur le moment de la mort et sur sa définition clinique. À partir du milieu du XVIIIe siècle, le corps médical développe l’idée que la mort est un processus se déployant progressivement dans tout le corps, et non, comme le voulait la vision religieuse et populaire, un moment précis où l’âme quitte le corps. C’est un changement radical d’imaginaire ! Et cela implique désormais une connaissance technique. La détermination de la mort devient ainsi une affaire de spécialiste, si bien que, au-delà du simple constat de l’officier d’état civil, elle doit obligatoirement faire l’objet d’une vérification par un médecin.

La médecine va également faire concurrence à la religion sur le plan de l’accompagnement…

Dans la littérature médicale du XIXe siècle, on commence en effet à encourager les médecins à demeurer au chevet du patient jusqu’à la fin. Mais cela pose la question : pour quoi faire ? Le médecin est alors très démuni : il n’a pas les moyens d’atténuer les souffrances physiques – tout au plus dispose-t-il d’opium, qu’il distribue avec parcimonie aux mourants des classes supérieures – et il ne peut pas procurer le réconfort spirituel que prodigue le prêtre. Va ainsi se développer une culture du « mensonge par charité », où le médecin dissimule au malade la gravité de son état pour apaiser ses angoisses. « Opium et mentiri », disait une maxime de l’époque. C’est la morphine qui va changer la donne. Utilisée en injection à partir du milieu du xixe, elle permet enfin au médecin d’apaiser les souffrances. Il devient un « bienfaiteur ».

À mesure que la science progresse, la médecine se lance dans une lutte de plus en plus acharnée contre la mort. L’objectif est désormais de prolonger la vie aussi longtemps que possible, au risque parfois d’occulter les souhaits du patient. Ce n’est que dans les années 1980 que les soins palliatifs arrivent en France, avec le but d’assurer une fin de vie confortable plutôt que d’essayer de soigner à tout prix. Étonnamment, le mouvement des soins palliatifs y demeure très distinct du mouvement pour le droit à l’euthanasie, voire peut lui être complètement opposé.

Les progrès de la science font-ils évoluer notre imaginaire de la mort ?

Tout au long du XXe siècle, la médecine combat la mort, avec des outils de plus en plus efficaces. La mortalité infantile est drastiquement réduite, l’espérance de vie sans cesse rallongée… Si bien que la mort se raréfie et nous devient de plus en plus insupportable, inacceptable.

« Dans la perspective chrétienne des siècles passés, on préférait vivre sa mort lentement, pour avoir le temps de préparer son âme »

Par ailleurs, ces progrès techniques n’ont de cesse de brouiller les définitions de la mort : jusqu’au début du xxe, on prend pour repère l’arrêt de la respiration, puis l’arrêt du cœur et de la circulation du sang. Aujourd’hui, ça s’est déplacé vers le cerveau ! La définition de la mort évolue vers toujours plus de technicité et s’éloigne progressivement de sa conception populaire, ce qui peut engendrer des crispations entre médecins et grand public.

De plus, la « médicalisation » croissante de la mort provoque à chaque époque de nouvelles angoisses quant à la façon dont ce moment sera vécu – angoisses qui surpassent désormais souvent les préoccupations spirituelles. La notion d’acharnement thérapeutique, par exemple, est déjà dénoncée au début du XIXe siècle : on parle alors de dysthanasie. Et l’avènement des comas artificiels et des transplantations dans les années 1950 s’accompagne d’une peur de la mort apparente et du « pillage » des organes.

À quoi ressemble aujourd’hui une « belle mort » ?

Dans la perspective chrétienne des siècles passés, on préférait vivre sa mort lentement, pour avoir le temps de préparer son âme. La souffrance n’était pas un mal, puisqu’elle avait une valeur rédemptrice et participait au salut. Mais aujourd’hui, dans notre société largement déchristianisée, la mort n’est plus qu’une sorte de mauvais moment à passer, éventuellement avant l’au-delà. Elle est littéralement le dernier moment. On espère donc passer celui-ci de la manière la plus agréable possible et mourir chez soi, sans douleur, sans s’en rendre compte.

Dans les faits, on meurt la plupart du temps à l’hôpital, seul. Une personne sur quatre seulement meurt à son domicile, contre trois sur quatre avant les années 1960. Et rien qu’un tiers des gens meurt en présence d’un proche. 11 % partent absolument seuls. La mort est, aujourd’hui plus que jamais, une affaire solitaire.

Le transhumanisme s’appuie sur ces progrès scientifiques pour tenter de repousser, voire d’échapper à la mort. Cette quête est-elle nouvelle ?

La nouveauté, c’est de chercher l’immortalité du corps. De l’Antiquité au monothéisme, on cherche plutôt l’immortalité de l’âme ! À partir du XIXe siècle, on s’intéresse à la longévité du corps – mort en l’occurrence – en expérimentant avec l’embaumement, qui va connaître un certain engouement. Dans les années 1960, on se penche sur la cryogénie, en espérant cette fois pouvoir conserver le corps et le « ressusciter » dans le futur. Au début des années 2000, le clonage a aussi suscité quelques espoirs. Le transhumanisme et ses rêves d’immortalité sont donc loin d’être une nouveauté !

Nous sommes souvent confrontés à des images de mort, à l’écran comme dans les médias. La mort n’est-elle plus taboue ?

Il est vrai que les morts, y compris les morts violentes, sont très largement représentées à l’écran ou dans la littérature – il y aurait bien des choses à dire sur notre fascination pour les personnages de médecins légistes ! Mais elles restent des morts de papier, des morts en deux dimensions. En fait, nous n’avons jamais été aussi éloignés de la réalité de la mort. Nous ne voyons presque jamais de cadavres. Et quand nous y sommes confrontés, dans le cas d’enterrements par exemple, ils sont « préparés », maquillés, pour masquer tout signe de dégradation.

Cela soulève la question du sort réservé aux dépouilles…

La problématique de l’inhumation est centrale, car elle pose la question du recueillement, et témoigne de notre lien aux décédés par-delà la mort. Jusqu’au début du XIXe siècle, la plupart des corps étaient enterrés dans des fosses communes. On ne se recueillait pas sur les tombes, mais on priait pour le salut des morts à l’église. Puis se sont développés les concessions et les caveaux, les cercueils bien épais, comme si on voulait retarder au maximum le processus naturel de décomposition. C’est encore le cas aujourd’hui avec les soins de conservation et le maquillage des défunts, ou, de manière plus radicale, la crémation. Autorisée dès 1887, celle-ci s’est développée dans les années 1980 comme une solution moderne, propre et respectueuse du mort puisque lui épargnant justement la dégradation. Elle est aujourd’hui choisie dans la moitié des cas. Cela étant dit, cette pratique commence à être remise en question pour des raisons écologiques !

« Il y aurait bien des choses à dire sur notre fascination pour les personnages de médecins légistes ! »

La grande évolution, c’est l’ancrage du culte des morts sur le corps et la tombe, et le dialogue avec le mort, sans nécessairement une intercession religieuse.

Les débats sur la fin de vie ont récemment été rouverts. Que disent-ils de notre rapport à la mort ?

Sous sa forme actuelle, ce débat est assez récent. Il remonte à la mise en place du Comité national d’éthique dans les années 1980. Les avancées technologiques étaient devenues telles qu’on a dû se poser la question : jusqu’où doit-on suppléer aux fonctions vitales ? Dans la continuité de cette réflexion, la loi Leonetti de 2005 a établi la notion d’« obstination déraisonnable » et admis que « pour soulager les souffrances d’une personne en fin de vie, peut être pris le risque d’un traitement contre la douleur ayant pour effet secondaire d’abréger la vie ». Les débats actuels s’inscrivent dans ce cadre.

Mais, à mes yeux, les enjeux dépassent largement ce contexte très médical. Face à une population vieillissante, au développement des « maladies de civilisation » au long cours et à une mort de plus en plus médicalisée, deux défis de taille nous attendent. D’abord, préparer les structures médicales à accueillir la fin de vie et la mort – l’expérience du Covid a bien montré que nos structures étaient dramatiquement inadaptées. Ensuite, prendre en charge le désir de mourir. C’est un désir qui est parfois exprimé par les personnes âgées, mais qui n’est pas entendu et qui n’entre pas dans le cadre des lois sur la fin de vie. Cet enjeu dépasse le médical. La volonté d’en finir de façon anticipée, avec une assistance médicale, va devenir une véritable problématique sociale. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

 

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