Pour redonner aux citoyens français le sentiment d’être mieux représentés, êtes-vous favorable à une dose de proportionnelle ?

Une dose ? Non ! Je suis pour une proportionnelle intégrale comme en Allemagne : un parti qui obtient plus de 5 % des voix obtient une représentation au Parlement. Dans une démocratie, il n’est pas possible qu’un parti qui rassemble 20 ou 25 % des voix, comme le Front national, ne soit pas représenté au Parlement. Le FN est une réalité. En fonction de cette réalité, il faudra trouver des majorités. Mais on ne peut pas dire qu’on est contre la proportionnelle à cause du FN. Une démocratie ne se définit pas en fonction d’un soi-disant ennemi. Elle est ou elle n’est pas. 

Je crois que si Hollande et la gauche instauraient la proportionnelle en France, ce serait un gain pour la démocratie. Une large majorité serait favorable à cette réforme. Oui, le Front national entrerait à l’Assemblée nationale avec 120, 130, ou 140 députés. C’est la vie. Le FN existe dans la tête des partis politiques, il existe dans l’actualité. Ce n’est qu’une entourloupe électorale due au scrutin majoritaire qui empêche sa représentation. C’est ainsi aux États-Unis ou en Grande-­Bretagne où celui qui gagne prend tout. Il faut se souvenir que Chirac a été élu président avec 22 % des voix. Sarkozy a fait 30 % au premier tour de 2007, Hollande 26 %. Le système en place leur a chaque fois donné la majorité absolue.

Ce qui nourrit un sentiment de frustration ?

Oui, et même chez ceux qui ont voté pour le vainqueur au second tour. Reprenons le cas de François Hollande. Sur les 51 % qui l’élisent, une partie est déjà déçue au moment où elle vote pour lui. Ceux qui ont voté Mélenchon au premier tour sont déçus. Ils n’étaient pas pour Hollande, ils étaient juste contre Sarkozy. Pareil pour les électeurs de Bayrou et pour une grande partie des écolos. Ce système, c’est l’organisation de la frustration. Et il se répète aux législatives avec le scrutin majoritaire à deux tours. Le pays a des forces politiques différenciées. La proportionnelle les obligerait à se regrouper pour représenter 5 %. Puis il faudrait diversifier les alliances, trouver des majorités. Cela ferait appel à l’intelligence politique.

Nos dirigeants prennent-ils ce chemin ?

Ils réfléchissent, mais ils auront toujours cet argument de bien-pensant : regardez le FN ! Et voyez le spectre de la ive République ! [régime marqué par une instabilité gouvernementale chronique avec 24 gouvernements en douze ans, de 1946 à 1958]. Le système politique le plus efficace depuis 1945, c’est l’Allemagne. On ne peut pas dire que l’Allemagne soit ingérable ! La culture politique du scrutin majoritaire de la ve République s’essouffle complètement et ankylose notre démocratie. 

Allons-nous vers un blocage institutionnel ?

Dans nos démocraties représentatives, il ne peut y avoir de blocage absolu, mais un mécontentement qui ne cesse de se renforcer. L’une des explications de l’abstention, c’est que beaucoup disent : voter ne sert à rien, le système majoritaire bloque tout. Le PS, avec la majorité qu’il a, ne fera pas la proportionnelle. L’UMP ne l’a pas instaurée non plus. Pour une raison simple : le système actuel permet aux grandes forces politiques de détenir la majorité absolue ou de la reconquérir. Cela conduit à des situations folles. Prenez le mariage pour tous. La gauche l’a instauré. On voit maintenant surgir le danger d’émergence d’un phénomène comme celui du Tea Party [aux États-Unis, mouvement contestataire qui s’oppose à l’État fédéral] qui bloque complètement la droite. Regardez l’opportunisme total d’un Sarkozy et la distance, le raisonnement intelligent de Juppé qui dit : au début j’étais contre le mariage gay, puis je me suis fait violence et j’ai compris qu’il s’agissait d’une évolution de la société voulue par une majorité. Pour être élu à la tête de l’UMP, Sarkozy propose une chose impossible : le Conseil constitutionnel ne permettra pas d’enlever des droits qui ont été donnés. Mais cela révèle bien comment le système majoritaire favorise l’opportunisme, et montre aussi le vrai visage d’un homme politique.

Comment les Français pourraient-ils retrouver des prérogatives qui puissent les contenter ? 

Je suis partisan de référendums locaux sur des sujets précis comme la retenue d’eau de Sivens ou le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ou celui de la tour Triangle que vient de rejeter le Conseil de Paris. Le référendum ne signifie pas seulement un vote, mais aussi un débat public relayé par les médias. Les experts institutionnels et ceux de l’initiative civile sont placés sur un pied d’égalité. Puis on arrive à un vote auquel tout le monde peut participer, garantissant un résultat démocratique.

Cela fonctionne ailleurs qu’en France ?

Le grand exemple, c’est le conflit qui a éclaté en 2012 sur l’enfouissement de la gare centrale de Stuttgart. La Bundesbahn (la SNCF allemande), la ville et la région, après un long processus de démocratie institutionnelle, avaient décidé d’enfouir le bâtiment et de construire par-dessus. Une grande révolte populaire a éclaté, avec des manifestations monstres de ­citoyens considérant que le projet, jugé trop cher, portait aussi atteinte à l’identité de la ville. Cette vague de contestation a profité aux Verts qui, avec les sociaux-­démocrates, ont gagné les élections, obtenant le poste de ministre-président du Land, le Bade-Wurtemberg. 

Les Verts, qui étaient hostiles à ­l’enfouissement de la gare, ont proposé un référendum. Ils ont nommé un médiateur, l’ancien Secrétaire général du Parti démocrate, qui a organisé un grand débat public relayé en direct à la télévision. Les experts pour et contre ont échangé leurs arguments pendant plusieurs semaines. Et les partisans de l’enfouissement de la gare ont gagné ! Les Verts, bien qu’exerçant la présidence du Land, ont exécuté cette décision. Ils étaient pourtant contre la volonté de la majorité. Cela a calmé les esprits. Il y a eu un vrai débat, les citoyens ont été écoutés et la majorité a décidé.

Faudrait-il adopter ce modèle en France ?

Les cas de Sivens et Notre-Dame-des-Landes sont exemplaires. Prenons le département du Tarn. Laissons s’organiser un débat public de plusieurs semaines animé par un médiateur, retransmis par la radio et les chaînes locales, puis procédons à un vote du département. Les ­experts des opposants au barrage et ceux qui n’ont pas été écoutés lors de la décision du conseil général pourront s’exprimer. Il n’y aura pas de sentiment de frustration, quel que soit le résultat.

Mais cela supposerait la formation des citoyens à des dossiers souvent techniques ?

Les opposants ont des experts. Ce n’est pas un problème de formation mais de reconnaissance des experts qui ne soient pas seulement ceux des institutionnels.

Un exemple : je suis pour un référendum en France sur le nucléaire. Les experts pro et anti sont des spécialistes. L’enjeu est de savoir comment structurer cette consultation, et pas seulement de dire si le nucléaire est dangereux ou pas. Il faut pouvoir estimer si l’avenir consiste à investir des centaines de milliards d’euros dans le nucléaire ou à développer les économies d’énergie et les énergies renouvelables. D’abord bien poser la question. Après, les citoyens savent ce qu’ils vont décider. Le plus grand problème pour eux, c’est le manque de transparence. Ne pas se cacher derrière la complexité. Le devoir de transparence est fondamental. Les primaires dans les partis sont un pas en avant. Ce n’est plus la hiérarchie qui impose les listes aux élections. 

Les grèves, les manifestations, les pétitions, tous ces modes d’action ont-ils encore un poids ?

Bien sûr, comme tout ce qui permet ­d’organiser la revendication dans la ­société. Mais attention : ceux qui revendiquent n’ont pas forcément raison dans l’absolu. C’est un droit fondamental de revendiquer. Puis c’est à la société, sur le plan national ou localement, de prendre rationnellement la bonne décision. Il existe en Italie des pétitions référendaires. Quand une loi a été votée, si un certain nombre de citoyens [500 000] signent une pétition contre ce texte, un référendum doit être organisé sous ­certaines conditions. Ce sont des possibilités d’activer la démocratie. Mais il n’y a pas de magie en politique, il y a des circonstances qui font qu’une manière de décider est meilleure que l’autre. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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