Le scrutin présidentiel de 1936 aux États-Unis fut l’occasion du premier coup de force des sondages d’opinion : prenant le contrepied du respecté Literary Digest annonçant la défaite de Roosevelt, George Gallup, fondateur de l’un des plus puissants instituts de sondage actuels, avait correctement prédit sa victoire. Alors que le Literary Digest s’appuyait sur les résultats d’une coûteuse campagne de consultation auprès de millions d’Américains, Gallup s’était contenté de quelques milliers de répondants, sélectionnés selon la méthodologie naissante des sondages.

Cette date marque la rapide montée en puissance de ces techniques aux États-Unis, puis dans le reste du monde. Aujourd’hui, les sondages scrutent les moindres recoins de l’opinion dans les domaines politiques, sociaux, et surtout commerciaux. Divers instituts fabriquent et analysent quotidiennement l’opinion publique, avec le soutien des médias, des politiques, des entreprises et des citoyens eux-mêmes -curieux de connaître ce qu’ils pensent collectivement.

La puissance de cette industrie n’est pas sans questionner le fonctionnement de nos démocraties. L’opinion publique analysée par les sondages est une parole collectée et élaborée par des techniciens qui transforment un petit nombre d’opinions individuelles en une parole collective reflétant l’avis de l’ensemble des Français. Dans les sondages politiques, très souvent administrés auprès de 1 000 répondants, chaque personne parle au nom de 50 000 autres par la magie opaque de la représentativité.

Les sondages, en tant que technologie d’élaboration d’une parole collective, organisent l’expression des masses, sans que les individus aient à se prononcer. Enfin, le travail de mise en questions (et en réponses) réalisé par cette profession joue un rôle fondamental dans la définition des termes des débats publics, sans que soit exercé un réel contrôle démocratique sur leur activité.

« J’ai le sentiment que la plupart des gens ont des opinions qui ne sont que des bruits qu’ils émettent », confiait Gallup en 1939 à l’université de Chicago. Des bruits aujourd’hui amplifiés et organisés en une logorrhée tyrannique. 

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