Servane H.
Le défi du lâcher-prise

Il y a quelques années, Servane H. entend pour la première fois parler de « bigorexie », un néologisme récent qui désigne la dépendance à l’activité sportive. Un véritable choc pour cette sportive invétérée. Comment quelque chose d’aussi bon pour la santé peut-il devenir une addiction ?

Aujourd’hui âgée de 49 ans, Servane a toujours eu besoin de se défouler. « Depuis mon enfance, je cours et je fais du vélo tous les jours. C’est absolument nécessaire à mon équilibre physique et psychique. » Quitte à parfois prendre beaucoup de risques. « Il m’arrivait régulièrement de rouler alors qu’il y avait des avis de verglas ou de tempête », se souvient-elle. Mais c’est en entrant dans la vie active que cette autrice, traductrice et correctrice spécialisée dans les manuels techniques mesure réellement la place que prend le sport dans sa vie. « Pour moi, il était inenvisageable de prendre un travail de bureau, salarié, qui aurait empiété sur mon temps de sport. » Elle se met donc à son compte, pour pouvoir organiser toute sa journée autour de ses séances. « Au pic de mon activité, j’en étais à six heures et demie par jour. Une séance de trois heures le matin, avant le travail, une autre en fin de journée, et au lit. » Un programme qui laisse peu de temps pour faire autre chose. « Je n’ai jamais été très sociable, remarque Servane, songeuse. Ce temps ne m’a donc jamais vraiment manqué. » Des années s’écoulent ainsi, jusqu’à ce qu’un accident lui laisse le col du fémur en miette. Résultat : plusieurs longs mois d’immobilité. « C’était l’enfer, se souvient-elle. Une souffrance physique et psychique totale. Mais je me suis rendu compte que j’étais capable de survivre sans mon sport quotidien, et que je pouvais sortir de cette addiction. » Une véritable révélation. Servane décide alors d’écrire son témoignage, Le Sport, ma prison sans barreau (Bold, 2021), pour alerter sur les dangers du sport à outrance. « Il y a énormément d’addicts au sport, mais très peu le reconnaissent », déplore-t-elle.

Aujourd’hui, Servane estime avoir une pratique sportive raisonnée. « Je m’écoute beaucoup plus ! » s’exclame la quarantenaire. Elle a remplacé la course par l’aviron et réduit son temps de vélo. « Ça n’a l’air de rien vu de l’extérieur, mais j’ai vraiment fait un grand travail d’acceptation et de lâcher-prise. Pour moi, ne faire qu’une séance de vélo au lieu de deux, c’est énorme. C’est le signe que j’ai repris le contrôle. » 

 

Michel E.
Le pari de la cohérence

En douze ans de carrière, Michel E. a fait plus d’une centaine d’allers-retours entre la France et l’Afrique. Commercial pour une grande entreprise spécialisée dans l’export de matériel, il travaille notamment en lien avec les grandes sociétés pétrolières. « Au début, c’était très stimulant », raconte le quarantenaire d’origine lyonnaise. Mais progressivement, l’injonction à vendre toujours plus l’étouffe. « Dans le commerce international, il faut maximiser les marges. Chaque année, on devait vendre plus que la précédente. Ça ne s’arrêtait jamais, c’était un engrenage infini. » Ses voyages lui pèsent, et il devient de plus en plus sensible aux conditions de vie dans les pays qu’il visite. « J’ai vu des fleuves bouchés par des îlots de sacs plastiques, s’indigne Michel. Il y a une telle misère, une misère causée par le dérèglement climatique, et d’une certaine manière, par mon mode de vie. » Récemment devenu père, il ne peut plus cautionner ce que son travail lui impose : « J’ai fini par prendre conscience du décalage entre le fonctionnement du commerce international, auquel je contribuais, et la réalité écologique. J’ai vu les coulisses de notre mode de vie occidental, et je ne pouvais plus continuer ainsi. »

Michel prend la décision de mettre fin à sa carrière et de se reconvertir. « Il fallait que je me recentre et que je trouve un moyen d’agir. Aux antipodes du commerce international, j’ai décidé de m’engager à l’échelle locale, humaine, dans ma région lyonnaise. » Lui qui n’avait jamais été militant ni même sensibilisé à une cause environnementale, il s’associe avec son épouse pour monter un projet de parc de loisirs écologique, qui proposerait de s’immerger dans la vie d’une ville du futur, circulaire, recentrée sur l’essentiel, respectueuse de la nature. Le projet pâtit malheureusement du Covid et prend du retard. Après un an d’expérimentation, Michel doit se remettre sur le marché du travail. Revenir à ses anciennes activités était toutefois inenvisageable. « Après tout ce que j’ai vécu dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, je ne pouvais pas renouer avec mon précédent milieu. » Il finit par trouver un poste dans une start-up qui se consacre à la réhabilitation de la consigne – le nettoyage et le réemploi des bouteilles et autres contenants pour éviter leur destruction – dans la région lyonnaise. « Les reconversions, ce n’est pas toujours simple, conclut le commercial. Il y a beaucoup d’incertitudes et d’importantes conséquences financières. Mais c’est un compromis qu’il m’a fallu faire, pour retrouver un peu de cohérence avec moi-même ! »

 

Anaïs R.
Retrouver du sens

Dans un mois, Anaïs R. sera au chômage. Pourtant, la trentenaire ne s’est jamais sentie aussi sereine. Depuis maintenant six ans, elle dirige un média consacré à l’économie. Sous sa direction, la petite structure s’est beaucoup développée : elle manage désormais dix personnes. Un poste qui n’est pas de tout repos. « C’est beaucoup, témoigne-t-elle. Beaucoup de stress, de responsabilités, de charge mentale. Je suis l’éponge, le fusible. » Depuis quelques années, Anaïs ne se sent plus en adéquation avec son poste. « Cela me prend tout mon temps et bride ma créativité. Je fais un travail de RH et je n’écris même plus », déplore la journaliste. Le déclic est survenu lors d’un séminaire de management auquel elle a assisté l’été dernier. « Ça m’est apparu comme une évidence. Je ne voulais simplement plus faire ça. Je ne voulais plus consacrer toute ma vie à une entreprise et perdre entièrement le lien avec ma créativité. »

En septembre, Anaïs donne sa démission. Pour quoi faire ? « Je ne sais pas ! s’exclame-t-elle avec un grand sourire. Mon but, c’est d’explorer d’autres modes de créativité. Je veux remettre la main à la pâte : écrire, créer, peindre, que sais-je… Je veux simplement prendre le temps de me recentrer. Et ça durera le temps qu’il faudra ! » La décision n’a cependant pas été facile à prendre. « J’ai d’abord dû repenser toute ma relation au statut, au salariat, à la sécurité de l’emploi, et me débarrasser de certaines injonctions sociales qui font que l’on se définit uniquement par son travail, explique la jeune femme. Mais, maintenant que je suis libérée de ce poids, je me sens sereine et enthousiaste. C’est une vraie bouffée d’oxygène. » Et elle n’est pas la seule dans ce cas. « Regardez le phénomène du Big Quit, ces milliers de gens qui démissionnent aux États-Unis, et partout dans le monde. C’est un phénomène de société ! » N’a-t-elle pas tout de même l’impression de se tenir au bord d’un précipice ? « Plutôt à la croisée des chemins, s’amuse-t-elle. Mon horizon s’est agrandi, et pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression d’avoir le choix. » 

 

Nathalie T.
Vivre dans le monde réel

Nathalie T. a toujours été connectée. Adolescente, elle écumait les blogs et les forums. Aujourd’hui, ce sont Instagram et Facebook qui occupent l’essentiel de son temps. Pour cette journaliste spécialisée dans le bien-être et le lifestyle, les réseaux sont un outil incontournable. « Tous les contacts, tous les événements professionnels sont sur Insta. Mon travail se déroule en lien étroit avec la plateforme », confirme la jeune femme de presque 30 ans. Mais l’utilisation des réseaux sociaux déborde bien souvent l’utilisation professionnelle. « C’est un geste presque inconscient ! remarque-t-elle. J’ouvre l’appli pour lire un message pro, et je me retrouve une demi-heure plus tard, toujours penchée sur mon téléphone, sans savoir ce que j’étais venue y faire. » Nathalie estime pouvoir passer jusqu’à six heures par jour sur l’application. « Au début du confinement, ça a atteint des sommets, j’y passais des heures d’affilée. » Que regardait-elle ? Ironiquement, beaucoup de vidéos de bien-être : comment gagner en efficacité, comment apprendre plus vite, comment gérer son temps… « Des conseils en bien-être impossible à suivre, qui me plongeaient dans l’angoisse et la culpabilité. Et pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher d’y retourner. »

De manière inattendue, c’est à Facebook qu’elle doit sa prise de conscience. « J’ai reçu un message célébrant mes dix ans sur le site. J’ai commencé à calculer le temps perdu sur les réseaux sociaux pendant toutes ces années. Presque trois jours par semaine ! J’ai pensé à tout ce que j’aurais pu lire et faire à la place. Il était hors de question de passer une nouvelle décennie de la même manière. » Si Nathalie a toujours son compte Insta, elle le traite désormais avec plus de distance. « Bien sûr, je dois encore exercer un contrôle sur moi-même, admet-elle. Mais j’ai pris conscience de la facticité de ces réseaux. Maintenant, j’essaie de vivre dans le monde réel, une vie aussi incarnée que possible. » 

 

Jeanne V.
Maîtriser son temps

Après de brillantes études d’urbanisme, Jeanne V. intègre un prestigieux cabinet de conseil en projets urbains. Redessiner un campus universitaire, revitaliser un territoire, conseiller de grandes institutions… Une véritable aubaine pour un premier emploi. Mais, rapidement, quelque chose lui manque. « C’est un milieu très technique, très cadré. Il reste finalement très peu de place pour exprimer sa propre vision, sa créativité », remarque la jeune professionnelle. Pas question pour autant de changer de domaine. Au bout de trois ans, Jeanne demande un temps partiel. « Ce dont je manquais, c’était de temps. Du temps pour laisser libre cours à ma créativité, pour explorer mes idées. La semaine de quatre jours était la solution évidente. » Les trois autres jours de la semaine sont désormais consacrés à sa pratique artistique : des fresques et des installations dans la ville. « Ce n’est pas un simple hobby, souligne Jeanne. C’est vraiment un pendant sensible à ce que je fais de manière plus rationnelle dans mon travail de conseil. L’art me permet d’envisager la ville d’une manière complètement différente, avec une réflexion sur les matériaux, la carte, le tracé des lignes urbaines qui nourrit en retour mes recherches et me permet de mieux conseiller mes clients. »

Pour Jeanne, là est l’avenir de l’entreprise. « Aujourd’hui, l’enjeu, c’est de décloisonner, notamment entre l’art, les territoires et l’entreprise. En consacrant une partie de mon temps à l’art, j’ai pu voir de nouvelles passerelles entre les domaines, apporter de la transversalité. Si seulement les entreprises accordaient plus de temps à leurs employés pour développer ce type de projets en parallèle, elles se rendraient compte à quel point ces démarches peuvent être innovantes et enrichissantes à tous les niveaux ! » Et de conclure : « Pour moi, l’enjeu est là. Reprendre le contrôle de notre temps. Il est trop précieux. » 

Vous avez aimé ? Partagez-le !