Les avez-vous remarqués, ces minuscules changements, partout, tout le temps ? Ils occupent le moindre interstice de temps dans nos journées déjà bien chargées. Ils alourdissent le quotidien discrètement, sans que l’on n’y fasse guère attention. Il faut chercher ses produits préférés dans les rayons des supermarchés parce que la disposition a encore changé. Il faut effectuer la mise à jour d’une application sur son téléphone pour la troisième fois ce mois-ci pour pouvoir continuer à l’utiliser. Selon les règles du marketing, changer régulièrement maintiendrait l’attraction des clients pour un produit. Quand une revue se vend bien, on veille à offrir régulièrement une nouvelle maquette. Or ces micro-adaptations par centaines saturent notre attention. Elles m’évoquent ce que Hannah Arendt disait des sociétés totalitaires, bien que notre contexte soit évidemment différent : elles sont fondées sur le mouvement car celui-ci nous contraint à placer notre énergie dans l’effort d’adaptation continu et nous rend ainsi docile. C’est comme cela que la liberté disparaît progressivement, tout comme son goût, car c’est en faisant l’expérience de la liberté que l’on nourrit le désir que l’on a pour elle. Il y a donc là quelque chose d’insidieux.

Cette saturation de l’attention se traduit aujourd’hui par une fatigue aussi bien collective qu’individuelle. On manque cruellement de « temps subjectif », ce temps qui nous permet de nous sentir auteur de notre vie. Il ne s’agit pas forcément de temps pour soi : on peut en avoir et être complètement aliéné, comme lorsque l’on part en vacances avec un agenda surchargé dans lequel il n’y a pas la place pour une seconde de liberté. Le temps subjectif n’est pas non plus forcément synonyme de lenteur. Je peux être lent et aussi aliéné. Personnellement, j’aime la vitesse, c’est mon temps subjectif. Non, le temps subjectif, c’est tout simplement le rapport que chacun entretient avec le temps lui-même.

À notre époque où la vie semble sans cesse nous filer entre les doigts, il est bon de chercher à retrouver ce temps subjectif.

Idéalement, il faudrait davantage se régler sur le temps des choses. Lorsque j’écris, je sais qu’il faut que je consacre à mon texte le temps que mon texte me demande, et non pas l’heure disponible dans mon emploi du temps. On veut pouvoir s’installer dans ce que l’on fait. Le temps subjectif nous donne le sentiment du travail bien fait. Lorsque le temps nous échappe, c’est parce que l’injonction d’aller plus vite, de donner « la meilleure version de soi-même » est trop forte. Le temps subjectif disparaît alors au profit du temps de la performance. On nous encourage d’ailleurs sans cesse à devenir cette « meilleure version ». Dans ce mot, « version », il faut entendre la métaphore informatique. On ne dit plus « je », on dit « mon cerveau ». On ne dit plus : « Il faut que je change mon mode de vie », mais : « Il faut que je change de logiciel », que j’en acquière un qui me permette d’aller plus vite. En réalité, on ne tend pas à la version de nous-même la meilleure, mais à la plus performante.

Cette course folle à la rentabilité rend tout retard insupportable. Lorsqu’un train tombe momentanément en panne, on trouve toujours un certain nombre de passagers paniqués par ce temps imprévu durant lequel il faut improviser. Le problème ne réside pas seulement dans le fait d’être en retard : non, le véritable enjeu, c’est que ce retard nous donne en quelque sorte un supplément de temps qui n’était pas prévu dans notre agenda. On pourrait le voir comme un cadeau. Un moment pour souffler. L’occasion de plonger dans ses pensées, de se souvenir de ses rêves de la nuit qu’on n’a plus jamais le temps de se remémorer. Pourtant, souvent, le retard nous angoisse profondément.

Se soustraire au temps du capitalisme

Pourquoi une telle angoisse de ce temps libre inopiné ? Nous vivons aujourd’hui un temps particulièrement pérenne du capitalisme. Si vous lisez Karl Marx dans les détails, vous vous rendrez compte que l’invention du salariat se base sur le temps. Le salarié donne du temps, et son employeur en dispose comme il l’entend. Il peut choisir d’accélérer le rythme, d’augmenter la productivité. Dans nos sociétés, on s’est mis à traquer tous les intervalles vides pour s’assurer d’épuiser les ressources de chacun. Le monde du travail exprime une certaine malveillance, une méfiance, à l’égard du temps libre des travailleurs. Cette méfiance nous fait perdre le goût de la liberté elle-même. On subit l’injonction de se méfier du temps libre des autres.

Alors, comment se soustraire à cette temporalité de la performance ? La réponse se trouve en partie dans les petites choses : couper son portable, être injoignable un moment. Seuls les espions dans les films savent encore le faire. Surtout, on doit se défaire du sentiment d’obligation de se justifier. Nous vivons dans l’injonction de répondre tout de suite et tout le temps, et surtout d’être transparent. Il faudrait pouvoir dire : « Je ne suis pas disponible » sans en donner les raisons, qu’on le soit réellement ou que l’on veuille simplement passer une soirée tranquille. Cela oblige parfois à mentir un peu, c’est le prix à payer pour nourrir encore le goût de la liberté.

Cette liberté, enfin, est étroitement liée à la technologie, dont on a fini par adopter le même schéma de « penser ». Il est bon de préciser qu’on a les machines qu’on mérite. Nous sommes nous-mêmes embarqués dans un système qui répond à notre demande. Il faut prendre conscience de cela pour pouvoir changer le cours des choses. Il ne s’agit pas d’être technophobe, mais de vivre différemment avec nos outils du quotidien. Nous choisissons d’être constamment occupés par la nouveauté. Posséder la dernière version d’un téléphone n’est pas essentiel. Être la meilleure version de soi-même n’est pas plus vital. Nos erreurs, nos failles, sont intéressantes, plus que nos performances. C’est par elles que les humains se rencontrent, s’atteignent. Car elles, au moins, disent quelque chose de nous. 

Conversation avec Manon Paulic

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