Les voies du fisc sont impénétrables. Ce qui est exaspérant dans la fiscalité française, c’est moins son niveau (quoique…) ou son injustice (n’oublions pas que 70 % de l’impôt sur le revenu est aujourd’hui payé par les 10 % des ménages les plus aisés) que son insondable complexité, avec des cotisations devenues impôts, des taxes provisoires rendues permanentes, des plafonds qui se transforment en tranches et des niches fiscales qui font le bonheur des avocats fiscalistes. On paye tout le temps, en achetant un croissant comme en vendant une maison, mais on ne sait plus bien pourquoi. Retournons demander aux philosophes des Lumières, fondateurs de nos démocraties modernes, ce qu’est un impôt juste.

Tout dépend de notre conception de la propriété. Si l’on pense avec Rousseau (1712-1778) que tous nos malheurs viennent du « premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi », il faudra taxer le capital pour rétablir une forme d’égalité première. Un écart trop marqué entre les patrimoines est par nature illégitime. L’indignation rousseauiste inspire toujours la vision socialiste de l’impôt. Le philosophe Peter Sloterdijk y voit une forme de « contre-expropriation », une revanche prise sur l’extorsion originelle qu’est le droit de propriété. L’économiste Thomas Piketty ne propose pas autre chose aujourd’hui : son idée d’un « ISF mondial » est directement ancrée dans le calcul des inégalités et le besoin impérieux de les réduire.

On oppose classiquement à ce raisonnement sur la nature de la propriété des considérations sur le processus même de l’appropriation. Pour John Locke (1632-1704), c’est en mixant son travail à la nature que l’homme crée de la valeur, condition du progrès. Propriétaire de moi-même, je le suis en conséquence du fruit de mon labeur. À condition toutefois (c’est le fameux « proviso » de Locke) de ne pas le gâcher et d’en laisser suffisamment aux autres. De cette éthique du travail découle assez naturellement le capitalisme libéral. L’impôt le plus juste portera alors non sur l’appropriation mais sur la consommation (TVA ou « expenditure tax »). 

Pour réconcilier ces deux thèses apparemment antagonistes, il faut s’adresser au fascinant Thomas Paine (1737-1809). Impliqué dans la guerre d’indépendance américaine avant d’être fait citoyen d’honneur de la France en 1792, puis d’être député à la Convention nationale, Paine est imprégné d’une double culture révolutionnaire. De Rousseau, il emprunte l’idée que la civilisation détruit un certain partage naturel des ressources. De Locke, il retient que l’acquisition de la propriété et l’enrichissement sont légitimes. Il faudra donc trouver un moyen de dédommager les citoyens de la perte de leur héritage commun, sans pour autant remettre en cause la dynamique du commerce et de l’industrie. Comme mesure compensatrice, Paine est le premier à imaginer une forme de revenu universel, une somme unique garantie à tous au nom de notre égalité originelle. « Je me fiche de savoir si certains sont devenus très riches, du moment que personne n’est devenu pauvre en conséquence », écrit Paine dans la Justice agraire (1797). L’impôt devra donc servir à lutter contre la pauvreté, davantage qu’à réduire les inégalités. D’où la combinaison proposée deux siècles plus tard par l’économiste Anthony Atkinson (1944-2017) d’un revenu universel versé mensuellement à tous les citoyens et financé par un impôt proportionnel sur le revenu. Chacun reçoit et chacun contribue. N’est-ce pas une formule qui pourrait réconcilier Gilets jaunes et entrepreneurs ? 

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