Le mouvement des Gilets jaunes doit-il être perçu comme l’expression d’un « ras-le-bol fiscal » ?

La forte contestation de l’impôt et de l’injustice fiscale est en réalité relativement ancienne. Dans l’enquête que j’ai réalisée en 2017 auprès de 2 700 contribuables, plus des trois quarts d’entre eux trouvaient le niveau des prélèvements en France trop élevé. Et cette appréciation était principalement partagée au bas de la hiérarchie sociale, au sein des classes populaires qui sont pourtant censées bénéficier de notre système fiscal. L’augmentation de la taxe sur les carburants a servi de déclencheur à un mouvement de fond, souterrain, qui a d’un coup émergé de façon très visible dans l’espace public.

Pourquoi le mouvement des Gilets jaunes est-il justement parti de cette taxe ?

La taxe sur les carburants est tombée à un moment où les cours du pétrole avaient subitement augmenté, ce qui s’est ajouté à l’augmentation de la fiscalité sur le carbone. Or cette accumulation a été particulièrement visible. Quand vous faites un plein par semaine, vous pouvez facilement constater l’augmentation du prix de l’essence. Une augmentation de la CSG est en revanche plus insidieuse, car elle est prélevée directement sur le salaire ou sur les retraites et les contribuables la connaissent mal, alors même que chacun la paye au premier euro gagné. On la perçoit moins. L’instauration du prélèvement à la source s’inscrit, elle aussi, dans ce mouvement d’invisibilisation de l’impôt.

La résistance à l’impôt traverse-t-elle toutes les couches de la société ?

Les acteurs politiques et médiatiques utilisent le terme générique de « contribuable » qui dissimule des réalités très différentes. Dans mon livre, je montre que le rapport à l’impôt varie selon la situation sociale des personnes, le capital économique, le diplôme, mais aussi la distance à l’État qui peut être une distance géographique ou une distance professionnelle. Si vous êtes fonctionnaire, par exemple, vous serez plus enclin à juger positivement l’impôt ; et cet effet redoublera si vous avez des fonctionnaires parmi vos proches. Le rapport à l’impôt dépend aussi de toutes les expériences concrètes accumulées au contact des administrations et de la capacité à y obtenir gain de cause.

Il y a donc plusieurs formes de résistances à l’impôt. Certaines au bas de la hiérarchie sociale, sont bruyantes et explicites : on les retrouve avec le mouvement des Gilets jaunes. D’autres, en haut de l’échelle sociale, sont beaucoup plus discrètes : les membres des classes dominantes peuvent ainsi afficher de bonne foi leur civisme fiscal, tout en déployant des stratégies d’optimisation qui leur permettent de payer beaucoup moins que les taux affichés.

Quelles sont les catégories de la population les plus réticentes à payer l’impôt ?

Historiquement, les indépendants ont toujours été les plus mobilisés contre les prélèvements. Mais, dans leur cas, c’est moins l’impôt qui pose problème que les cotisations sociales. Aujourd’hui, la contestation s’est étendue à des salariés subalternes qui, pour augmenter leur pouvoir d’achat, revendiquent une baisse des prélèvements comme la TVA, la CSG ou les taxes sur les carburants. La particularité de ces impôts est qu’ils ne laissent aucune marge de manœuvre, aucune forme de dérogation ou d’exemption. A contrario, l’impôt sur le revenu s’est accompagné au fil des années d’une multiplication des niches fiscales, qui permettent à certains contribuables d’obtenir des abattements par le biais de dons aux associations, d’emplois à domicile, d’investissements immobiliers… Tous ces dispositifs contribuent à mieux faire accepter l’impôt. Et le gouvernement l’a bien compris, puisque pour anticiper la crainte soulevée par le prélèvement à la source, il a procédé au versement dès le 15 janvier des crédits d’impôt liés aux niches fiscales. L’enquête que j’ai menée montre que plus on bénéficie de ces niches fiscales, plus on affiche une relation apaisée à l’impôt. Or, plus on monte dans l’échelle des revenus, plus le nombre d’aménagements et de dérogations augmente. Dans le cas de la fiscalité du patrimoine, on laisse même une vraie marge de manœuvre au contribuable, puisque c’est à lui de déclarer la valeur de son patrimoine – ce qu’on ne fait pas du tout pour la taxe foncière ou la taxe d’habitation. Même chose pour les droits de succession, avec en plus des possibilités de donation anticipée qui permettent des stratégies d’optimisation importantes.

Les classes populaires sont-elles privées de telles stratégies ?

Par le passé, les petits indépendants ou les employés subalternes ont beaucoup eu recours au travail au noir ou à des échanges de services en liquide, qui permettaient de contourner la contrainte fiscale. Aujourd’hui, cette forme de transgression s’est beaucoup réduite avec la disparition progressive de l’argent liquide. Ça vaut d’ailleurs aussi pour les plus fortunés : la fraude ne passe plus par la valise de billets qu’on emporte en Suisse. Elle suppose des montages compliqués pour opacifier les flux financiers, ce qui nécessite une certaine expertise et donc le recours à des conseillers fiscaux.

Pourquoi un impôt est-il plus ou moins consenti par la population ?

D’une manière générale, les impôts progressifs – c’est-à-dire ceux dont le taux augmente avec le niveau de richesse – sont mieux acceptés car considérés comme plus justes par la population. L’impôt sur le revenu est ainsi l’impôt le mieux perçu par les contribuables français. Mais ce n’est pas une règle universelle : les droits de succession, par exemple, qui sont parmi les derniers impôts progressifs, font l’objet de critiques virulentes ! Chaque impôt possède en réalité sa propre histoire, sa propre symbolique. L’impôt sur la fortune (ISF) est considéré comme un symbole de justice fiscale, en grande partie parce qu’il est facile à comprendre par l’ensemble de la population. Si vous prenez l’assouplissement du pacte Dutreil sur la transmission familiale des entreprises, ou l’instauration de la flat tax avec un taux unique sur les revenus financiers, ce sont des dispositifs favorables aux catégories les plus aisées, mais beaucoup moins visibles dans l’espace public car trop techniques, trop difficiles à expliquer. Pourtant, dans le cas de la flat tax ou du CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), ces dispositifs peuvent concerner des sommes beaucoup plus importantes que celles de l’impôt sur la fortune.

Si l’impôt progressif est le mieux accepté, pourquoi notre système va-t-il de plus en plus vers un impôt proportionnel, où tous sont imposés au même taux ?

Ce n’est pas une évolution propre à la France, on la retrouve aux États-Unis comme dans d’autres pays européens. La perte de progressivité de notre système fiscal vient en grande partie de la réduction des tranches de l’impôt sur le revenu. Ce recul tient à une évolution du rapport de force politique : le dumping fiscal qui sévit actuellement en Europe fait pression pour que baisse la fiscalité sur les hauts revenus et le patrimoine, avec la menace dans le cas contraire d’une fuite des capitaux.

Mais il y a aussi un biais dans les représentations. Dans mon livre, j’ai étudié la fréquence d’apparition de chaque impôt dans les journaux télévisés : l’impôt sur le revenu est celui dont on parle le plus, alors qu’il est loin d’être celui qui pèse le plus sur les ménages. Lorsqu’un gouvernement promet de baisser les impôts, il s’attaque en priorité à l’impôt sur le revenu car c’est le plus visible – quitte à augmenter de façon plus discrète ceux qui le sont beaucoup moins, comme la CSG, la TVA ou les taxes sur les énergies ou les assurances.

Pourquoi ce mouvement, qui produit de l’inégalité, n’est-il pas davantage combattu ?

Aujourd’hui, la question fiscale est au centre du débat public, mais la connaissance des mécanismes fiscaux reste assez incertaine et dépend étroitement du niveau de diplôme. Du coup, le débat sur l’impôt fonctionne principalement sur des symboles et passe sous silence des mécanismes techniques mal compris.

Les Gilets jaunes dénoncent également l’évasion fiscale qui, si elle était mieux combattue, permettrait selon eux de remplir les caisses de l’État. Est-ce une réalité ou un mirage ?

La fraude fiscale est très difficile à quantifier puisque, par définition, elle nous échappe. Mais elle n’a rien d’un mirage et se chiffre selon les estimations entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Surtout, elle s’illustre dans l’actualité par toute une série de scandales, de Bettencourt à Cahuzac en passant par Carlos Ghosn, les GAFA ou les LuxLeaks. Les noms changent, mais la récurrence de ces scandales installe dans l’opinion l’idée que la majorité des contribuables payent leurs impôts plein pot, quand les plus aisés peuvent s’en exonérer. Comment expliquer que l’enseigne Starbucks paye quinze fois moins d’impôts que le boulanger d’à côté ? Plus que les chiffres mêmes de la fraude fiscale, c’est le fait qu’elle s’incarne dans ces noms connus qui instille un tel sentiment d’injustice.

Y a-t-il une contradiction quand les Français demandent moins d’impôts, mais plus d’État ?

Non, car la contestation ne porte pas sur le principe de l’impôt, mais sur l’injustice fiscale. Nous ne sommes pas face à un mouvement libertarien qui voudrait mettre fin à l’impôt – le civisme fiscal reste très fort en France. Mais le sentiment d’être astreint à des prélèvements de plus en plus lourds se conjugue à la conviction de ne pas bénéficier pleinement des services publics. C’est particulièrement vrai dans les petites villes et dans les zones rurales, où le repli des services publics oblige à recourir à Internet, ce qui se traduit par un rapport de plus en plus lointain à l’État. Pour ces contribuables, une administration sans guichets signifie bien souvent un recul concret de leurs droits.

Comment combattre la défiance à l’égard de l’impôt et lui rendre sa légitimité ?

Il faut redonner confiance dans l’usage qui est fait de l’argent public. Cela passe par plus de lisibilité dans la dépense publique, en particulier pour les services auxquels la population est attachée – éducation, santé, environnement. Cette transparence est un enjeu central si l’on veut restituer une forme de légitimité à l’impôt. 

 

Propos recueillis par Julien BISSON

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