En 1978, l’avocate et cofondatrice de Choisir la cause des femmes défend Anne Tonglet et Araceli Castellano, victimes d’un viol collectif. Ce procès, qui se tient à Aix-en-Provence, aura un retentissement considérable et poussera à une évolution de la loi. Dans un texte écrit la même année pour en introduire la sténotypie des audiences, elle soulevait le problème de la place du viol dans notre société. Extrait.

 

Femmes violées. Hébétées, cassées, résignées, vaincues, révoltées, vengeresses, elles nous battent le cœur et l’esprit. L’avenir se coupe, se mélange, se brouille : il leur faut vivre avec cette mort à tout jamais entrée en elles, un jour de violence. Comme toutes les morts, celle-ci ne s’explique pas. Mais elle coexiste avec leur vie, et lui survit. « Nous sommes des mortes vivantes », expliquent Anne et Araceli. « Elles étaient tapies, dans le fond de leur chambre d’hôpital… des petites bêtes terrorisées… » raconte leur mère, dans un souffle qui impose brusquement au prétoire [d’Aix] un formidable silence. Cette plainte des femmes violées ne peut, sans trahison, être assimilée à la seule dénonciation. Pourquoi ? Comment ? Jusqu’à quand ? Que faire ? Comment, à partir du refus absolu du crime, en supprimer le germe ? Ces femmes nous interpellent.

Une curieuse coalition – qui va de Minute à la droite classique en passant par une magistrature aussi petite que traditionnelle et, ô miracle, englobe des gauchistes et des féministes – nous accuse d’avoir voulu faire le procès du viol et d’avoir transgressé la solennelle mise en garde du président de la cour d’assises d’Aix : « Ici, c’est le procès des accusés. Pas du viol. » Eh oui, Choisir [la cause des femmes] et moi, nous plaidons coupables ! Nous avons commis le crime d’avoir voulu provoquer un débat de société à partir d’un procès exemplaire. D’avoir tenté de dépasser le problème circonstanciel de la répression.

Que voulions-nous ? Que voulons-nous toujours ? C’est simple. Des procès-explications et non des procès-expiation. Déborder le recours à la répression, pathétiquement nécessaire aujourd’hui, par la subversion (dans le meilleur sens du mot) des idées reçues, des tabous, d’une culture en somme qui, depuis toujours, a considéré le viol comme un épiphénomène, tantôt nécessaire, tantôt regrettable, de la «   nature »… Celle des hommes, celle des femmes, celles de leurs relations mutuelles. (…)

En vérité, par le viol, l’homme rappelle à la femme son malheur de naître femme et de n’être que femme. Malheur aussi ancien que le monde, traduit avec constance dans la religion, la loi, la littérature, la psychanalyse, le conte populaire, la chanson, le langage, le geste. En un mot, la culture. Car force nous est de reconnaître que les explications économique (le clivage des classes), idéologique (société libérale ou société socialiste), sexuelle (la frustration), se révèlent inopérantes à définir le crime. Le viol a toujours existé. En temps de guerre comme en temps de paix. Que ce soit au nom du Christ-Roi (les croisés sur la route de Constantinople), au nom de la liberté (les alliés en pays d’occupation) ou au nom de la défense de l’Occident (les GI’s à My Lay, au Vietnam), la soldatesque a toujours fait des femmes son butin de guerre. (…)

Le viol est le signe grave d’une pathologie socioculturelle

La guerre, du reste, ne fait qu’hypertrophier les valeurs viriles. La culture, l’éducation, le conditionnement sécrètent, comme une normalité, le rapport de domination de l’homme sur la femme. Si le chômage et la misère font en général le voleur, si l’accident ou la passion font le meurtrier, si l’oppression fait le «   délinquant » politique, la vie normale, elle, fait le violeur. Normalité qui cache des failles déformantes et mutile notre système relationnel. Quoi de plus important, dites-moi, que l’approche choisie des corps, que l’envie de se « respirer le cœur », de se goûter et de s’échanger, un peu, beaucoup… l’angoisse, l’espoir, le plaisir, le désir… Le temps d’un soupir ? Le temps de toujours ? Ce n’est pas la question. L’important est que l’amour, puisque c’est sans doute de cela qu’il s’agit, existe et que le violeur viole deux fois : la femme, dont le corps, comme un instrument de musique à tout jamais fêlé ne donnera plus le la, et l’amour. (« Eh, dis, Mattéo, tu sais ce que c’est que le viol, toi ? Tu fais l’amour… et tu te retrouves aux Assises ! » disait à son voisin et à la cantonade un policier de garde, au palais de justice d’Aix.)

Normal sans aucun doute, ce Nicoleau, l’un des tortionnaires de Claudine, la fille de salle de Colmar, violée à dix-huit ans. Durant le procès, il fit le récit suivant : alors qu’il s’acharnait avec ses trois complices sur le corps dénudé, meurtri, souillé, de Claudine, il posa les instruments (ouvre-boîtes, manche de brosse, etc.) qu’il tentait de lui introduire dans l’anus et regarda sa montre. C’était l’heure. Sa femme travaillait jusqu’à vingt-trois heures. Il devait donc aller chercher sa fille chez la nourrice, la faire dîner, la coucher. Nicoleau s’acquitta à merveille de sa tâche et s’en revint dans l’appartement, pour continuer de vivre son Histoire d’O du pauvre. Homme moyen, comme ses complices, bon Français (s’il s’était trouvé un drapeau sur son chemin, Nicoleau l’eût peut-être salué avec émotion), bon père, bon époux, et souvent bon travailleur. Docteur Jekyll et Mister Hyde, Nicoleau ? Non. Mais le produit homogène d’une culture à la fois faite et subie.

La société malade du viol ne peut guérir que si elle accepte de remettre radicalement en question les grands rouages de sa machine culturelle

Quand Petrilli raconte, avec une sincérité évidente, son dépit : « Je roulais des mécaniques et je ne pouvais supporter d’être repoussé par un boudin pareil » (la très jolie Araceli), et justifie ainsi son action punitive avec Roger et Mouglalis, contre la tente où dormaient les deux jeunes filles, il ne fait que traduire, en un raccourci saisissant, la normalité des valeurs dont il est imprégné. L’homme est un conquérant. La femme, par «   nature », est acceptation et soumission. Donc, quand elle dit non, c’est oui et c’est ce que les avocats de la défense ont plaidé. Et si elle persiste à dire non, à résister, elle dont le sexe est « la porte du diable » (selon Tertullien, Père de l’Église), elle commet en quelque sorte « une faute de jeu ». La culture arbitre : penalty : l’homme peut marquer. (…)

Le viol, comme le racisme, comme le sexisme, dont il relève d’ailleurs, est le signe grave d’une pathologie socioculturelle. La société malade du viol ne peut guérir que si, en ayant fait le diagnostic, elle accepte de remettre radicalement en question les grands rouages de sa machine culturelle, et son contenu. C’est cette machine et la matière qu’elle broie et distribue qui fabriquent des têtes où le viol n’est pas perçu comme un crime. Et chacun sait que nos têtes sont nos organes sexuels par excellence. Le procès n’est qu’un moyen d’une prise de conscience. La peine, un élément de réflexion. Elle n’aura, comme toutes les peines, aucune fonction d’exemplarité. Simplement – et dans une phase transitoire – elle signifiera que violer une femme est au moins aussi grave, dans cette société, que commettre un hold-up ou prendre un otage. (…)

Dans leur procès, Anne et Araceli ont fait de leur parole la dignité retrouvée. Et de leur combat, un moyen de ressusciter. Par leur courage et leur refus d’accepter l’inacceptable, elles nous entraînent au seul changement qui supprimera le crime : celui des mentalités.  

 

« Le Crime », dans Viol, le procès d’Aix-en-Provence © Éditions Gallimard, 1978

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