Que nous apprend l’affaire des viols de Mazan ?

Par la banalité du profil des accusés – des hommes ordinaires bien intégrés dans la société –, elle nous montre, encore une fois, que le viol n’est pas un phénomène marginal, qu’il est rendu possible par une société qui tolère et ferme les yeux sur de nombreux cas de violences sexuelles.

En effet, malgré le travail des féministes, beaucoup de mythes persistent : le « vrai viol » prendrait la forme d’une pénétration violente, perpétrée par un « détraqué », dans une ruelle sombre, sous la menace d’une arme. Quant à la « vraie victime », elle serait moralement irréprochable, aurait été très prudente, n’aurait pas bu ni porté de jupe courte, se serait débattue, serait immédiatement allée porter plainte… La réalité est bien différente : selon l’enquête Virage, plus de 70 % des viols et tentatives de viol commises sur des femmes ou des filles l’ont été par des proches. Et la plupart d’entre eux l’ont été sans violence physique, mais par le biais d’autres formes de coercition, notamment chimique. Quant aux victimes, les études montrent que beaucoup d’entre elles, frappées de sidération, restent paralysées. Seulement, même si la réalité les dément, ces mythes sont toujours bien présents et ont nourri tout le procès de Mazan. On a entendu certains accusés dire : « Pour moi, un viol, c’est attraper quelqu’un dans la rue. » La plupart ne se sont même pas interrogés sur la volonté de Mme Pélicot, pensant que le mari peut donner son accord à la place de sa femme. Enfin, des avocats de la défense ont obtenu la diffusion de photos intimes de Gisèle Pélicot et lui ont demandé si elle n’avait pas des penchants exhibitionnistes. Je ne comprends pas en quoi cela aide à la manifestation de la vérité et cela me donne le sentiment que l’objectif était de ternir sa réputation.

Tous ces éléments se nourrissent d’idées reçues, de stéréotypes appelés « mythes sur le viol », qui découlent d’une problématique plus large : celle de la culture du viol.

Pouvez-vous revenir sur les origines du concept de « culture du viol » ?

Il désigne un ensemble d’imaginaires, d’attitudes et de comportements partagés au sein d’une société donnée, qui minimisent, normalisent, voire encouragent le viol. L’expression est née dans les années 1970 aux États-Unis au sein du mouvement féministe radical pour dénoncer une culture dans laquelle le viol et les autres violences sexuelles sont à la fois prégnants et tolérés, avec un décalage entre l’ampleur du phénomène et l’impunité quasi totale des agresseurs. Dès cette époque, des féministes comme Susan Brownmiller dénoncent les fausses croyances entourant les violences sexuelles. Et dans les années 1980, les psychologues sociaux ont effectivement montré que ces « mythes sur le viol » créaient un climat hostile pour les victimes et favorisaient les passages à l’acte. Dans la même veine, l’anthropologue Peggy Reeves Sanday a tenté d’identifier dans diverses sociétés préindustrielles les éléments qui permettent de distinguer les cultures où le viol est fréquent de celles où le viol est rare ou absent. Le terme « culture du viol » s’est popularisé en France dans les années 2010, notamment dans le sillage de l’affaire Strauss-Kahn.

L’utilisation du terme « culture » fait parfois polémique…

Je crois que c’est parce que beaucoup associent le terme « culture » à quelque chose de noble : la littérature, l’art, la gastronomie… Ici, le mot « culture » désigne tout ce que partagent les membres d’une société : traditions, croyances, valeurs, biens culturels, institutions… En l’occurrence, la culture du viol renvoie aux stéréotypes et faits sociaux qui favorisent le passage à l’acte dans les cas de violences sexistes et sexuelles, lesquels nuisent à l’identification de celles-ci comme à leur punition, une fois l’acte commis. Employer ce concept revient à dire que l’omniprésence des viols et des agressions sexuelles dans nos sociétés n’a rien de « naturelle » ou de « biologique », mais résulte au contraire d’un imaginaire collectif, de représentations culturelles et de rapports de pouvoir. C’est aussi un moyen de rappeler que les violences sexuelles ne sont ni des événements isolés qui apparaîtraient spontanément ni une fatalité.

Comment se construit et se diffuse cette culture ?

Elle est distillée dans l’ensemble des comportements que nous reproduisons, mais aussi dans notre langage, dans nos médias, dans notre art et dans nos représentations culturelles au sens large.

« La culture du viol s’inscrit dans un continuum »

La pornographie joue évidemment un rôle crucial, puisque celle-ci a un impact direct sur les désirs et les pratiques sexuelles, et qu’elle renvoie l’idée, dans la grande majorité des cas, que la femme cherche à être dominée, insultée et soumise. C’est ce que démontre la juriste américaine Catharine MacKinnon, qui a notamment coécrit avec Andrea Dworkin Pornography and Civil Rights (1988). Elle souligne le pouvoir performatif de la pornographie et regrette que notre modèle érotique soit basé sur la domination masculine.

Mais les traces de la culture du viol se retrouvent dans toutes nos représentations culturelles : films, livres, publicités… – y compris à destination des femmes ! Il suffit de regarder les livres comme Cinquante nuances de Grey, qui tendent à inculquer aux femmes l’idée que le désir des hommes, exprimé sur un mode agressif et dominateur, est valorisant pour elles, et qu’un homme violent peut être transformé par l’amour d’une femme. Encore plus insidieusement, des éléments de cette culture du viol se retrouvent également dans les publicités ou les clips musicaux où les femmes ont tendance à être hypersexualisées – on pense à toutes ces images de femmes sans tête, réduite à certaines parties de leur corps. Or, de nombreuses études ont montré que cette « objectification » déshumanise les femmes aux yeux des hommes, et réduit leur empathie à leur égard. Il ne s’agit toutefois pas de dire que la consommation de médias sexistes mène directement au viol. Il s’agit plutôt de souligner que la culture du viol s’inscrit dans un continuum, où des représentations sexistes et violentes en apparence bénignes ont un impact sur nos croyances, nos pensées, et que celles-ci pourront à leur tour influencer nos actions et comportements. Les études le montrent : les hommes qui commettent des viols adhèrent davantage aux idées sexistes.

Parler de « culture du viol », n’est-ce pas une façon de déresponsabiliser les auteurs de crimes ?

Non, c’est tout l’inverse ! Parler de « culture de viol » ne veut pas du tout dire que les hommes qui violent et agressent n’y sont pour rien car ils ne feraient qu’obéir à un « système ». C’est au contraire la culture du viol elle-même qui, comme les féministes l’ont analysé, favorise leur déresponsabilisation, en tendant à transférer la faute des agresseurs aux victimes : les hommes répondraient à des pulsions incontrôlables – alors que dans le cas des viols de Mazan, par exemple, tout indique la préméditation –, les femmes seraient menteuses et manipulatrices – pour presque deux Français sur dix, un « non » veut dire « oui », selon une enquête Ipsos commanditée par l’association Mémoire traumatique et victimologie en 2019. Les victimes porteraient ainsi au moins une part de responsabilité dans leur agression – pour quatre Français sur dix, la responsabilité du violeur est moindre si la victime se montre « aguichante ». D’ailleurs, il est intéressant de constater que dans les affaires comme celles de Mazan, les accusés sont souvent présentés comme un peu bêtas : « ils ne savaient pas », « ils n’ont pas compris », ce qui suggère que ces hommes ne se rendaient pas compte de ce qu’ils faisaient.

Faut-il changer la loi ?

Selon le Code pénal français, un viol est défini comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit », ou, depuis 2021, « tout acte bucco-génital, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Le problème de cette loi, c’est qu’elle ne définit pas le consentement positivement. On déduit l’absence de consentement de la violence, de la menace, de la surprise ou de la contrainte. Autrement dit, les femmes seraient consentantes par défaut puisque seule la présence de ces éléments permettrait de considérer qu’il y a viol ! Or, les études ont montré que de nombreuses victimes, tétanisées, ne se débattent pas : comment prouver qu’il y a violence, contrainte, menace ou surprise dans ces cas ?

« Les croyances sur les violences sexuelles ont un impact important sur le traitement judiciaire de ces affaires. »

Selon la logique de la loi française, c’est donc aux victimes qu’il incombe de clairement exprimer leur refus. Or, ce devrait être à la personne qui initie les actes sexuels de s’assurer de l’accord libre et enthousiaste d’autrui. Des débats ont lieu en ce moment pour modifier la loi et la rendre conforme à la Convention d’Istanbul.

Un autre problème vient de l’application de la loi : les croyances sur les violences sexuelles ont un impact important sur le traitement judiciaire de ces affaires. Les viols s’éloignant des stéréotypes – comme les viols conjugaux, les viols commis sans violence physique, ou encore les pénétrations digitales ou les fellations forcées – ont moins de chance d’aboutir à un procès et à une condamnation.

Au-delà du droit, qui doit porter la responsabilité de mettre fin à cette culture du viol ?

Malgré ce tableau sombre, rappelons-nous que, depuis plus d’un siècle, la lutte féministe pour l’autonomie sexuelle, c’est-à-dire pour le droit à une sexualité libre, choisie et sans contrainte, a permis de faire d’immenses progrès dans ce domaine. Les avancées sont possibles, et nous pouvons mettre fin à la culture du viol, à condition de nous en donner les moyens. Bien évidemment, il faut commencer par l’éducation et la sensibilisation des enfants dès le plus jeune âge : lutter contre les stéréotypes de genre, contre l’éducation genrée et contre les idées reçues sur la sexualité, et fournir un accès à une éducation sexuelle adaptée – pour que les jeunes ne découvrent pas la sexualité avec la pornographie – sont un prérequis. Il faut également que les adultes montrent l’exemple, en étant à l’écoute des victimes, en se désolidarisant des agresseurs et des violeurs, et en condamnant les réflexes sexistes dans leur entourage.

Il faut former tous les professionnels en contact avec les victimes (policiers, juges, soignants…), encore bien trop souvent imprégnés de cette culture, comme le montrent les nombreux exemples de victim blaming (« blâme de la victime ») : ces femmes victimes d’agressions qui, tentant de porter plainte, se sont vues obligées de rendre des comptes sur leur tenue, leur alcoolémie, etc. Enfin, et surtout, il faut des moyens financiers !

217 000 femmes en moyenne sont victimes en France chaque année de viols, tentatives de viols ou agressions sexuelles. Avez-vous l’espoir que les choses changent ?

Même si cela peut sembler contre-intuitif, je pense que le concept de « culture du viol » est porteur d’espoir, parce qu’il induit la possibilité d’un changement. J’espère que l’affaire de Mazan pourra faire évoluer les choses, que ce énième scandale, qui a choqué l’opinion par son ampleur, montrera à ceux qui en doutent encore que le viol est bien systémique, au sens où il peut toucher toutes les femmes, et être commis par tous les hommes – mari, frère, voisin –, quels que soient la classe sociale ou le parcours personnel. J’espère aussi que cela fera à nouveau parler du consentement – qui doit être compris comme un accord libre et volontaire, l’expression d’un désir, et non comme un synonyme de résignation –, une notion qui n’est malheureusement pas encore claire pour tout le monde ! 

Propos recueillis par Julien Bisson, Lou Heliot & Manon de la Selle

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