La société change à grande vitesse sous l’effet du mouvement #MeToo, le nombre de plaintes pour des violences sexuelles augmente et, pourtant, sept sur dix sont toujours classées sans suite et 40 % de celles qui réussissent à passer le cap débouchent sur un non-lieu. En revanche, quand des affaires de viol se retrouvent devant les tribunaux, les condamnations sont fréquentes.

Ces classements sans suite et ces non-lieux sont le plus souvent prononcés du fait d’une insuffisance de preuves, l’enquête judiciaire n’ayant pas réussi à prouver l’existence d’une violence, d’une contrainte, d’une menace ou d’une surprise, ce qui laisse ouvert le doute sur un consentement possible de la plaignante. La mise en évidence des faits est plus fréquente dans les viols de rue par des inconnus (10 % des cas) que lorsque les viols se déroulent dans des cercles familiaux et amicaux.

Le sexisme, antichambre des violences sexuelles

Dans tous les cas, beaucoup se joue lors des premiers actes judiciaires, par exemple pour ce qui est de la conservation des éléments de l’examen gynécologique, y compris pendant plusieurs années quand des femmes repoussent le moment de porter plainte. Mais il faut prendre aussi conscience de nos blocages systémiques. La société française est trop suspicieuse envers les femmes qui dénoncent des violences sexuelles. Il faut bien sûr chercher la vérité, mais entre ne pas tout croire et suspecter les plaignantes, il y a une différence !

De la même manière, une trop grande complaisance existe encore à l’égard des propos sexistes, qui causent de grandes souffrances, notamment auprès des premières victimes, les femmes jeunes et peu qualifiées. Il ne faut jamais oublier que l’outrage sexiste ou sexuel est un délit et que le sexisme est l’antichambre de la violence sexuelle.

Des progrès en matière de violences intrafamiliales

Après le Grenelle contre les violences conjugales de 2019, un travail de formation a été entamé : environ 160 000 policiers et gendarmes, sur un total de 250 000, ont reçu des formations initiales ou continues. Une politique volontariste a été menée par la direction de l’École nationale de la magistrature (ENM), et le nombre de classements sans suite concernant les violences conjugales a commencé à baisser, ce qui n’est pas encore le cas pour les viols et les violences sexuelles.

Les obstacles sont multiples : en matière de viol, il faut que les enquêteurs et les magistrats prennent bien conscience de la puissance des mécanismes de la sidération – pourquoi la victime n’a-t-elle pas crié au moment de l’agression ? pourquoi n’a-t-elle pas dit non ? – et des effets de la mémoire traumatique, qui peut recouvrir des faits douloureux – il n’est pas rare que des femmes retrouvent la mémoire des années après, par exemple à l’occasion d’une grossesse.

Les souffrances des plaignantes

Il est essentiel de comprendre que, lorsqu’une personne dénonce des faits de violence sexuelle, elle ne le fait jamais de gaieté de cœur. Dans neuf cas sur dix, cela déstabilise des familles. La plaignante peut se retrouver en difficulté dans son entreprise. Certaines connaissent des épisodes d’anorexie ou de prise de poids ; les tentatives de suicide ne sont pas rares.

On a progressé au niveau de l’accueil dans les commissariats et les gendarmeries, notamment avec le recrutement de cinq à six cents travailleurs sociaux qui écoutent les plaignantes, les orientent vers des associations d’aide aux victimes ou des services d’hébergement d’urgence.

La question du consentement…

Tous ces progrès ne suffisent cependant pas. Des changements législatifs pourraient accélérer la prise de conscience. Nous pourrions ajouter un alinéa dans l’article du Code pénal incriminant le viol, qui affirmerait que tout acte de pénétration sexuelle non librement consenti constitue un viol ; et un deuxième qui préciserait qu’en cas de violence, contrainte, menace ou surprise, il y a une présomption de non-consentement.

Dans les faits, en l’absence de traces de violence ou de menace, il est souvent difficile de prouver un viol. Avec cette modification législative, on pourrait s’attacher à déterminer si un rapport a été précédé de signes manifestes d’un consentement libre et volontaire. Il appartiendrait au mis en cause de démontrer comment il s’est assuré du consentement de l’autre. Il faudrait ordonner davantage d’auditions de témoins dans l’entourage du violeur et de la victime.

Je ne crois pas aux effets miraculeux de telle ou telle disposition, même si on a observé qu’en Suède l’adoption de ce principe a été suivie d’une augmentation de 70 % des condamnations pour des violences sexuelles. Mais quand on change la loi, on change aussi nos manières de penser.

… et la question du « contrôle coercitif »

De la même manière, on pourrait inscrire dans notre Code pénal le terme de « féminicide ». On ne parle pour l’instant que d’homicide commis par conjoint ou sur conjoint. Et l’on gagnerait à clarifier la notion d’« emprise » – entrée dans la loi le 30 juillet 2020, mais encore ambiguë –, en définissant légalement le concept de « contrôle coercitif ».

Les affaires de féminicide commencent presque toujours par un contrôle coercitif du conjoint sur sa femme, voire sur la famille dans son entier. Après avoir quitté le ministère en 2023 pour rejoindre la cour d’appel de Versailles, j’ai réalisé que nombre de magistrats avaient encore du mal à caractériser cette violence psychologique qui débouche fréquemment sur une violence physique. Décrire les étapes du « contrôle coercitif » (une relation qui démarre très vite, très fort pour aboutir à un isolement social et familial de la femme et un harcèlement) peut permettre de mieux protéger les victimes.

 

« Il faut cesser de suspecter systématiquement les plaignantes »

 

Des pôles spécialisés en matière de violences sexuelles

La mise en place, à partir de janvier 2024, de pôles spécialisés dans les violences intrafamiliales a été une avancée majeure. Peut-être faudrait-il s’interroger à présent sur la nécessité de spécialiser des juges pour les violences sexuelles. Il faut aussi admettre que la requalification de crime en délit n’est jamais très satisfaisante, même si l’on peut comprendre que des magistrats soient amenés à requalifier des viols en agressions sexuelles pour qu’ils passent en correctionnelle plutôt qu’aux assises et soient jugés plus vite.

Il y a cette solution des cours criminelles départementales composées de cinq magistrats. Celles-ci ont été généralisées en 2023 et traitent les affaires de manière plus rapide que les cours d’assises. Il n’y a certes pas de jury populaire mais le viol y est considéré comme un crime. Ces cours peuvent prononcer des peines jusqu’à un quantum de vingt ans d’emprisonnement – la peine encourue pour la plupart des viols. Les trois quarts des affaires examinées par les cours criminelles sont des affaires de violences sexuelles, cela montre l’ampleur du phénomène.

La répression, solution à tout ?

La répression est nécessaire, mais elle ne suffit pas si elle n’est pas accompagnée de mesures de prévention et d’accompagnement. Lorsque je présidais des cours d’assises, je constatais que huit fois sur dix, les accusés avaient déjà des condamnations antérieures pour des faits commis sur des compagnes précédentes. On avait beau les mettre en prison dix ou douze ans, on pouvait être certain que, sans traitement de leur violence, ils recommenceraient sur de nouvelles compagnes à la fin de leur détention. Après le Grenelle, le gouvernement a procédé à l’ouverture de trente centres de prise en charge des auteurs. Il faut renforcer les obligations de soins et s’assurer de leur respect.

Des moyens mais aussi une volonté

Cela fait quarante ans que je suis magistrate, quarante ans que l’on dit qu’il n’y a pas assez de moyens. Ces dernières années, il y a eu tout de même une hausse sans précédent du budget du ministère de la Justice (près de 40 % depuis 2017). Mais la question des moyens n’explique pas tout, il faut aussi réfléchir autrement, s’ouvrir aux demandes de la société. Dans tous les tribunaux que je connais, je constate qu’une priorité est désormais accordée à la poursuite des violences intrafamiliales, des viols et des violences sexuelles. Et nos jeunes collègues sont très sensibles à ces questions.

Masculinités toxiques ou positives

Je ne suis pas de celles qui pensent que les hommes sont par nature violents : c’est la société qui fabrique les hommes violents, comme l’a démontré l’anthropologue Françoise Héritier. La construction d’un masculin dominateur est une construction historique et idéologique qui génère violence et inégalités. Je me méfie des généralisations essentialistes. Il existe des masculinités toxiques, mais aussi, comme le dit le gynécologue congolais Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix, des « masculinités positives ». Comment faire en sorte qu’elles s’imposent comme modèle dominant ? L’éducation et la justice ont un rôle central à jouer dans ce combat.  

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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