Les luttes féministes ont été déterminantes dans l’émancipation des femmes au XXe siècle, mais aussi dans l’invention de toutes sortes d’actions sociales et politiques. Bien évidemment, les femmes ont été très présentes dans de nombreuses mobilisations politiques à travers l’histoire, notamment lors de la Révolution française. Les premières qu’on pourrait qualifier d’actions de désobéissance réalisées par des féministes pour faire valoir leurs droits interviennent en France à la fin du XIXe siècle. Elles concernent essentiellement le droit de vote. Dès 1880, la militante française Hubertine Auclert décide de rompre avec la stratégie légaliste de ses aînées, qui privilégiaient les pétitions et les journaux et cherchaient avant tout à montrer leur engagement républicain. Elle met ainsi en place plusieurs tactiques de provocation non violentes pour attirer l’attention. Elle refuse notamment de payer ses impôts, arguant que « si Français ne signifie pas Française devant le droit, Français ne peut signifier Française devant l’impôt ». Les huissiers iront jusqu’à se présenter chez elle pour saisir ses biens. Elle refuse de répondre au recensement national, car « si les femmes ne votent pas, elles ne comptent pas ». Elle va également renverser une urne électorale avec Madeleine Pelletier, s’attaquant cette fois directement au symbole républicain.

Quelques années plus tard, les suffragettes anglaises entrent à leur tour en scène, avec des actions très spectaculaires. La suffragette Emily Davidson va, par exemple, s’introduire dans le palais de Westminster un jour de recensement pour déclarer le palais comme son domicile, ou encore, avec d’autres militantes, faire la grève de la faim lors de son emprisonnement. Elle ira même jusqu’à barrer le chemin d’un cheval royal, qui ne s’arrêtera pas à temps et la blessera mortellement. Un autre exemple, des plus connus, est celui de Mary Richardson qui, en 1914, attaque au hachoir le tableau de Vélazquez La Vénus au miroir pour protester contre l’arrestation de la leader des suffragettes, Emmeline Pankhurst. Richardson, alors âgée de 25 ans, aurait déclaré : « La justice est un élément de la beauté plus encore que les couleurs ou les dessins sur une toile. » On peut voir dans ces actions un parallèle évident avec celles menées actuellement par certains militants écologistes, mais il faut tout de même souligner une différence importante : si les écologistes ne s’attaquent aujourd’hui qu’à des tableaux protégés par des vitres, Mary Richardson, elle, a réellement endommagé la toile.

Ce qu’il est intéressant de relever concernant ces premières actions féministes de désobéissance, c’est leur caractère mimétique. En effet, le même type de pratiques à fort impact médiatique s’exporte aux États-Unis, jusqu’à ce que les femmes obtiennent le droit de vote en 1920, et dans la France de l’entre-deux-guerres. Les maîtres mots sont toujours scandale, provocation et médiatisation. On pense notamment à la journaliste Louise Weiss, en France, qui ira jusqu’à bloquer la circulation de la rue Royale et à interrompre la Coupe de France de football de 1936. Toutes ces actions ont en commun un caractère spectaculaire, provocant, et une dimension de transgression de genre également, puisqu’on ne s’attend pas à ce que les femmes fassent preuve de violence ou utilisent leur corps pour protester publiquement. Elles ont conscience de l’impact symbolique de leur action et développent une véritable intelligence politique pour faire entendre une cause à laquelle la société fait la sourde oreille.

Rappelons cependant qu’il existe un débat historique sur le poids réel de telles mobilisations sur l’avancement de la cause du droit de vote des femmes, notamment lorsque certaines actions dépassent le cadre de la désobéissance civile, lorsqu’elles passent de la violence symbolique à la violence tout court (bombes, agressions). Au sein même des suffragettes, beaucoup de femmes, souvent proches des syndicats ouvriers, se sont désolidarisées de ces actes en raison de l’augmentation de leur degré de violence. C’est cela qui pose des problèmes en matière de réception. D’un côté, on peut dire que le degré de violence appliqué répond au degré de violence vécue ; de l’autre, on peut aussi se demander à quel point ces actions ont été utiles, ou à quel point elles ont desservi la cause. Alors qu’on a tendance à héroïser de manière un peu uniforme tous ces personnages de dissidentes, la question mérite d’être posée.

Les maîtres mots sont toujours scandale, provocation et médiatisation

Au fil du XXe siècle, les sociétés européennes se libéralisent. Les formes de la lutte sociale des années 1970 vont s’inscrire dans une contre-culture, plus que dans la désobéissance civile au sens strict. Les modes opératoires et les objectifs évoluent. Prenons le cas du « Manifeste des 343 », une pétition parue dans la presse, signée par 343 femmes qui déclarent avoir avorté et exigent la légalisation de l’IVG. À la différence des suffragettes, il ne s’agit pas seulement de sensibiliser ou de convaincre l’opinion publique, mais aussi de faire pression sur l’Assemblée. Là, on a un exemple intéressant d’une campagne spectaculaire et risquée, mais non violente, qui, additionnée aux mobilisations du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) et à bien d’autres initiatives féministes pour la légalisation de l’avortement, a porté ses fruits au niveau politique. La loi de 1975 défendue par Simone Veil n’aurait pas pu exister sans ce manifeste et les actions qui l’ont accompagné.

Aujourd’hui, les féministes continuent de recourir à la désobéissance civile pour faire avancer leur cause. On pense bien sûr à l’exemple des Femen, qui s’inscrit dans une filiation avec les mouvements suffragistes, en utilisant leur corps et en privilégiant l’impact visuel. Il y a d’ailleurs de troublantes similitudes entre les photos de Femen brutalement soulevées par des policiers et celles de suffragettes arrêtées un siècle auparavant. Fait intéressant, ces modes d’action dépassent désormais également le cadre de la lutte féministe : lors de la « Manif pour tous », un groupe masculiniste, les Homen, reprennent les attributs des Femen (torse nu, inscriptions sur le corps) pour exprimer leur refus du mariage homosexuel. Les mouvements de gauche n’ont donc pas l’apanage de la désobéissance !

Le mouvement le plus intéressant actuellement est sûrement #MeToo

Dans un genre différent, on peut également citer les Colleuses, qui recouvrent les murs des villes de grandes lettres noires sur fond blanc, dénonçant les violences faites aux femmes. Certes, le collage d’affiche n’est pas transgressif en soi. De nombreux partis politiques le pratiquent depuis très longtemps. La nouveauté – et la transgression – réside dans le message de ces colleuses ; elles affichent ce qui est constamment minimisé ou tu : les chiffres des féminicides, les noms des victimes…

Mais le mouvement le plus intéressant actuellement est sûrement #MeToo, cette mise en commun sur les réseaux sociaux du vécu des victimes d’agressions sexuelles, parfois anonyme, parfois publique, et d’ampleur mondiale. Peut-être sort-on ici du cadre traditionnel de la désobéissance civile, de la transgression d’une loi. Quoique, si l’on se place au niveau international, dans des pays comme l’Afghanistan ou l’Inde, les femmes qui disent avoir été agressées encourent un risque réel – en Chine, certaines victimes ont même été emprisonnées ! Le mouvement #MeToo a représenté une transgression du tabou du silence, y compris dans nos sociétés libérales, où l’on reconnaît le statut des victimes, mais où les normes sociales veulent, encore aujourd’hui, que les femmes agressées se taisent. C’est aussi un acte fort de désobéissance.   

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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