J’avais 16-17 ans quand j’ai rejoint des groupes politiques qui se battaient contre les essais nucléaires et le bétonnage de la côte aquitaine. J’ai eu la chance de rencontrer des personnalités comme l’essayiste Bernard Charbonneau ou Jacques Ellul, historien du droit, théologien protestant et libertaire. C’est à ce dernier que je dois ma première action de désobéissance. Il avait proposé que nous soutenions des insoumis qui refusaient de faire leur service militaire en déclarant à la police que nous hébergions ces déserteurs et que nous étions prêts à en assumer les conséquences. Notre but était d’obtenir l’extension du statut d’objecteur de conscience. Ce statut me sera refusé alors qu’il sera accordé à deux camarades – nos lettres étaient pourtant identiques. Déclaré déserteur, j’ai dû me cacher pendant un an. Finalement, le Conseil d’État a tranché en ma faveur en raison de ces lettres identiques et nous avons réussi à rendre plus accessible le statut d’objecteur de conscience. Dès le début de ma vie militante, j’ai ainsi compris qu’une action illégale pouvait être utile.

Sur la voie de la désobéissance, je me suis nourri de plusieurs sources : le philosophe Lanza del Vasto et les communautés de l’Arche ; le général Jacques Pâris de Bollardière, l’un des Français les plus décorés pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a dénoncé la torture en Algérie et s’est beaucoup investi dans notre combat contre l’extension du camp militaire sur le causse du Larzac ; l’historien Jacques Semelin, qui a étudié la résistance passive et non violente pendant l’occupation allemande ; et bien sûr l’écrivain américain Henry David Thoreau, qui a refusé de payer un impôt pour protester contre l’esclavagisme et la guerre avec le Mexique. Cette action individuelle n’est pas facilement compréhensible dans notre culture française marquée par le droit romain, qui s’impose aux individus quand le droit anglo-saxon leur donne davantage de garanties.

La désobéissance civique est un moyen qui peut s’avérer approprié quand tous les canaux de la démocratie sont bouchés

Ces différences culturelles expliquent pourquoi j’ai toujours préféré le terme de désobéissance « civique » plutôt que « civile » : il lie mieux le caractère individuel et collectif de l’engagement. Je partage la conviction du constitutionnaliste Dominique Rousseau : la désobéissance civique est un moyen qui peut s’avérer approprié quand tous les canaux de la démocratie sont bouchés.

Une phrase de Gandhi m’a marqué : « La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la graine. » Je ne connais pas d’exemple où la lutte armée et la logique de la dictature du prolétariat aient débouché sur une société démocratique. Dans les années 1970, l’archevêque brésilien Dom Hélder Câmara rappelait que, dans le combat contre une dictature, il ne faut jamais oublier qui possède les armes : si l’on a des fusils, en face, ils auront des mitrailleuses ; si l’on a des mitrailleuses, ils auront des tanks… Dans le Larzac, nous faisions face à l’armée, la non-violence était une évidence.

Aujourd’hui, des questions se posent sur les moyens de la lutte contre le réchauffement climatique. Il y a un foisonnement de groupes et d’actions spectaculaires un peu partout dans le monde. Les interventions dans les musées ont parfaitement atteint leur but en termes de médiatisation. Asperger une peinture qui, ne l’oublions pas, est protégée est une manière forte de mettre l’accent sur la protection de la vie, de la nature, de la biodiversité. En revanche, bloquer la circulation peut s’avérer contre-productif à l’égard de ceux qui n’ont pas d’autre solution de transport que la voiture. Au Pays basque, le mouvement Alternatiba, plutôt que de couper les routes, a peint des pistes cyclables sur des kilomètres. Cette action a été si bien comprise que personne n’a songé à effacer les marquages.

Il faut toujours tenir compte des rapports de force

Quant aux sabotages, ce sont des opérations à manier avec précaution. S’ils nécessitent la constitution de groupes fermés et la clandestinité, on s’éloigne inévitablement du champ du combat démocratique. Il me semble que des actions de destruction ne peuvent avoir de légitimité que si elles sont faites à visage découvert et de manière non violente. Pendant la guerre du Viêtnam, des prêtres ont aspergé de sang les fiches des centres de recrutement pour les rendre inutilisables, des sœurs ont saboté des sous-marins à coups de marteau… Ils ont assumé leurs actes par des années de prison. L’enjeu n’était pas du même ordre, mais j’ai soutenu la lutte contre le déversement dans les calanques de Cassis des déchets de bauxite, ces fameuses boues rouges. Parmi d’autres moyens d’action, on a annoncé publiquement qu’on couperait le tuyau qui arrivait de Gardanne, mais que cela se ferait au grand jour et qu’on en assumerait toutes les conséquences.

C’était la même idée pour le démontage du McDonald’s de Millau et pour la lutte contre les OGM. Quand nous terminions un fauchage volontaire, nous remettions aux gendarmes la liste des participants. Et nous agissions de manière non violente, parce que, pour le coup, les forces de l’ordre ne sont pas responsables de la perte de la biodiversité. Ces actions, y compris les procès qui nous ont fourni une puissante tribune, ont permis d’élargir nos soutiens jusqu’à contraindre Nicolas Sarkozy à signer en 2008 une loi interdisant la culture des OGM en plein champ. Il faut toujours tenir compte des rapports de force. Quand on s’est opposé à l’exploitation des gaz de schiste, l’argument des dégâts engendrés par la fracture hydraulique nous a permis de bloquer toute possibilité de forage en France. Si l’on avait exigé la fin immédiate du pétrole et du gaz, on n’avait aucune chance de gagner. Bien entendu, le réchauffement climatique est un combat d’une autre ampleur. Les enjeux sont planétaires. Face aux capacités de destruction du productivisme, il faut inventer de nouvelles façons de vivre et de produire, en mêlant le local et le global. C’était déjà l’obsession de mon cher maître Jacques Ellul, il y a un demi-siècle. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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