À l’heure où l’on se désole qu’un individualisme hédoniste ait progressivement défait le lien social dans les démocraties dites avancées, qu’une partie de la jeunesse s’implique dans des mouvements de contestation radicale devrait nous inciter à reprendre un peu différemment la question du civisme. Nombre de jeunes boudent les urnes mais, dans le même temps, organisent des collectifs de colleuses d’affiches contre les violences faites aux femmes, mènent des actions chocs contre la maltraitance animale, occupent des places ou rejoignent des zones à défendre (ZAD). Peut-on dans ces conditions faire le constat d’une dépolitisation générale de nos sociétés ?

Si ces nouveaux militantismes restent le fait d’une frange de la population, ils témoignent d’une énergie politique. En cherchant à marquer les consciences, ces derniers entendent avant tout jouer sur les représentations pour dénoncer les impasses d’un système qu’il ne suffirait plus d’infléchir ou de réformer, mais dont il faudrait changer les coordonnées : contre le patriarcat, le productivisme, la prédation de la nature et la concurrence érigée en dogme, les moyens d’action classiques seraient devenus bien tièdes, voire obsolètes. Le « système » serait trop compromis pour qu’on tente encore de le sauver.

En matière d’écologie radicale, c’est bien à une forme de sortie des institutions que l’on assiste. Les ZAD se constituent à la marge de nos économies capitalistes, comme des contre-sociétés cherchant à prouver qu’un autre monde est possible. Mais elles se constituent comme des enclaves, des îlots où l’on vient se préserver de la corruption du monde. Elles sont à ce titre une manifestation de ce que le philosophe Michel de Certeau avait décrit, dès les années 1960, comme un grand mouvement de désertion ou d’exil, anticipant de plusieurs décennies les craintes actuelles, dans les grandes entreprises notamment, d’une « grande démission ».

Ce sont les mécanismes mêmes de la représentation, et de la délibération, qui tournent désormais à vide

Tout se passe comme si ces mouvements, éminemment politiques dans leur rejet d’un ordre dénoncé comme destructeur et injuste, ne trouvaient plus de traduction institutionnelle dans les syndicats, les partis politiques ou les assemblées législatives. Ces corps intermédiaires semblent épuisés, ils ont perdu leur crédibilité. Aux États-Unis, dans les années 1960, les militants pour les droits civiques organisaient des sit-in contre les lois de ségrégation et les pratiques violentes de la police. Aujourd’hui, les activistes de Black Lives Matter demandent que l’on abolisse la police (« Defund the police ») tant celle-ci, en tant qu’institution, a perdu toute légitimité.

Le caractère extrême de tels slogans peut interloquer. De l’interpellation d’autorités qui manquent à leur devoir ou trahissent les idéaux collectifs incarnés dans un ordre politique auquel on adhère dans ses grandes lignes, on semble être passé à une volonté de se soustraire aux règles communes. Faute d’avoir l’espoir de transformer les institutions, on préfère les quitter. Si l’on voit bien ce que dénoncent ces nouveaux collectifs militants et à quoi ils entendent résister, on ne comprend pas toujours ce qu’ils revendiquent. La figure du porte-parole, par exemple, a pour ainsi dire disparu. Ce sont les mécanismes mêmes de la représentation, et de la délibération, qui tournent désormais à vide.

La valeur symbolique de ces actions, comme leur valeur d’expérimentation, n’en reste pas moins signifiante. Un double mouvement de détachement et de colère est à l’œuvre, qui doit nous inviter à réfléchir à l’avenir de nos institutions, non pas sous l’angle des procédures et des formes juridiques, mais sous celui des médiations et des croyances partagées qu’il nous faut aujourd’hui réinventer. 

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