C’est la fin du printemps 2022, il est autour de 8 heures. Aux abords du port de Marseille, le plus gros paquebot du monde tente d’accoster, tant bien que mal. Le Wonder of the Seas, d’une longueur de 362 mètres, est un gigantesque centre de loisirs flottant. À son bord, 10 000 touristes, logés dans 2 800 cabines, peuvent profiter à leur guise d’une patinoire, d’un simulateur de surf, de quinze piscines et d’autant de bars et de restaurants. Ce que certains considèrent comme une prouesse technologique n’est rien d’autre qu’une aberration écologique pour d’autres, une « relique d’un ancien monde ». Campés sur des canoës, armés de simples pagaies, une vingtaine d’habitants de la région font face au mastodonte qui bat pavillon bahaméen pour l’empêcher de faire escale. Le face-à-face durera moins d’une heure trente, le temps pour la gendarmerie maritime de déloger les militants, membres d’un collectif baptisé Stop Croisières.

Ce jour-là, Marcelle Duchamp, professeure de philosophie de 58 ans qui tient à s’exprimer sous son pseudonyme de militante, est en charge des relations avec les médias. « J’aurais voulu être moi aussi sur un canoë, mais je ne suis pas très à l’aise sur l’eau », précise-t-elle. Elle suit l’opération depuis un point de vue surplombant le port, satisfaite. « On aurait dit des moucherons face à ce gigantesque navire de croisière, dit-elle. L’image était forte. David contre Goliath. » Pour ce collectif écolo, l’objectif d’une action de désobéissance civile est de « fabriquer des images spectaculaires pour attirer les médias », explique Sophie, 30 ans, elle aussi membre de l’association marseillaise. Mission réussie : la presse afflue, les appels téléphoniques se bousculent. Marcelle se retrouve « totalement débordée ».

« En démocratie, les médias, c’est le nerf de la guerre, justifie Pascal Vaillant, 51 ans, enseignant-chercheur en informatique, désobéissant civil, lui aussi. Ce qui ne fait pas écho dans les médias n’existe pas. Si certaines marques textiles ne font plus travailler d’enfants aujourd’hui, c’est bien parce qu’à une époque, la presse a mis un coup de projecteur sur le problème et qu’un vaste mouvement de consommateurs s’est dit prêt à se détourner des marques concernées. » Kristiina Visakorpi, chercheuse en botanique finlandaise de 33 ans, abonde : « Nous cherchons à faire en sorte que le débat sur l’écologie reste constamment ouvert, et ce jusqu’à ce que des mesures adéquates soient enfin prises. »

 

Une méthode clivante

En 2022, les actions de désobéissance civile se sont multipliées un peu partout en France et dans le reste du monde. Dégonflage de pneus de SUV dans les grandes villes, sabotage de méga-bassines en Vendée, blocage de sites stratégiques, interruption du trafic, irruption lors d’événements sportifs… À Munich, des militants écologistes sont allés jusqu’à coller leurs mains à des voitures BMW exposées dans un showroom. Ces actions, pas toujours bien perçues par la population et par les pouvoirs publics, ont parfois inspiré le mépris, l’agacement, voire la colère, en France comme ailleurs. Taxés de « radicalité », de « nihilisme » ou encore « d’obscurantisme light » dans les pages de certains hebdomadaires français comme Le Point et L’Express, les désobéissants en prennent pour leur grade mais ne fléchissent pas.

« Que nous soyons critiqués et détestés ne veut pas dire que nos actions n’ont pas d’impact positif », se rassure Greg Spooner, un physicien américain de 60 ans qui, en avril dernier, s’est enchaîné aux portes d’une agence de la Chase Bank, à Los Angeles, pour protester contre les investissements du groupe dans les énergies fossiles. « Prenez cette histoire de tableaux recouverts de soupe à la tomate, poursuit-il. Au siècle dernier, les suffragettes ont fait bien pire en lacérant et en détruisant des œuvres d’art. Sur le coup, la population les a haïes, mais avec le temps, leur message a fait son chemin et elles ont fini par l’emporter. La plupart des gens comprennent le passé, mais le présent les choque. Alors je crois que sur le long terme, notre stratégie peut fonctionner. »

Tommaso, 29 ans, membre du collectif italien Ultima Generazione, soutient cette tactique qui consiste à prendre l’art pour cible, lui qui assure pourtant apprécier les peintures de Van Gogh. « L’art, c’est magnifique, ça rassure l’humain parce que ça lui permet de se projeter dans l’éternité, dit-il. Savoir que les œuvres traversent le temps aide à accepter notre condition de mortels. En s’attaquant à des peintures, des militants ont souligné symboliquement la fragilité de nos existences. Et les gens ne supportent pas qu’on leur montre que l’éternité est menacée. C’est pourtant un fait qu’il est temps d’intégrer, que cela nous plaise ou non. » Kristiina Visakorpi soutient, elle aussi, ce mode d’action. « L’art existe pour nous interroger », dit-elle. Le tollé provoqué par ces actions « permet de se poser les bonnes questions : à quoi la société donne-t-elle le plus de valeur ? Des œuvres d’art, aussi précieuses soient-elles, ou le futur du monde vivant ? »

« On organise aussi des débriefs émotionnels. Ce n’est pas juste un affichage, c’est une vraie réalité. Et ça me fait énormément de bien »

Pascal Vaillant tient à souligner que si les désobéissants défendent les mêmes valeurs, ils ne partagent pas toujours les mêmes opinions sur les manières de faire bouger les choses. « Il existe tout un tas de mouvements de désobéissance civile différents et nous ne sommes pas forcément dans le même type d’actions, insiste l’enseignant-chercheur. On travaille pour le respect de la vie dans son ensemble, et ça commence avec nous-mêmes. À titre personnel, je n’aime pas du tout l’idée de m’asseoir devant des gens sur le périphérique ou de me coller à un tableau et personne ne cherchera à me forcer à le faire. C’est la particularité de ces mouvements : chacun est libre d’agir comme bon lui semble. » À la suite du sit-in auquel il a participé au Muséum d’histoire naturelle, en avril dernier, Pascal Vaillant raconte que ses camarades et lui-même ont quasiment « passé le chiffon à poussière en partant ».

 

La non-violence en question

Bien que chaque militant soit en droit de fixer ses propres limites par rapport aux risques qu’il prend et aux actions qu’il entreprend, un consensus international existe autour d’un seuil ultime à ne pas franchir : la violence. Chaque fois qu’un nouveau citoyen rejoint le collectif Extinction Rebellion, il est invité à suivre une formation de quelques heures pour se sensibiliser à ce mode d’action. « Ce qui m’a attirée chez XR [abréviation usuelle d’Extinction Rebellion], c’est cette culture du soin qu’ils cultivent très fortement et que je n’avais jamais trouvé dans aucun autre mouvement de désobéissance civile non violente, explique Nathalie Caspard, enseignante-chercheuse en mathématiques de 50 ans. On applique entre rebelles ce que l’on revendique pour le vivant, c’est-à-dire une attention aux autres. Après chaque action, il y a toujours énormément de précautions prises. Si des rebelles partent en garde à vue, on s’assure que des gens les attendront devant le commissariat jusqu’à leur sortie pour qu’ils ne soient pas seuls. On organise aussi des débriefs émotionnels. Ce n’est pas juste un affichage, c’est une vraie réalité. Et ça me fait énormément de bien. »

La non-violence, au-delà de correspondre à une valeur partagée entre tous et à un idéal de société, est avant tout une stratégie soigneusement choisie. « De nombreuses études scientifiques montrent que la non-violence est une méthode particulièrement payante », explique Teresa Santos, doctorante portugaise en génomique et désobéissante non violente, qui se réfère notamment au travail des politistes américaines Erica Chenoweth et Maria Stephan. Pour leur ouvrage Pouvoir de la non-violence : Pourquoi la résistance civile est efficace (2011 ; trad. Calmann Lévy, 2021), elles ont analysé plusieurs centaines de révolutions et montrent que la non-violence à deux fois plus de chances d’aboutir à un succès que la violence. Elles estiment également que, si 3,5 % d’une population s’engagent dans la désobéissance civile non violente, des changements auront lieu.

Martin Luther King, les Freedom Riders du mouvement américain des droits civiques, Gandhi sont autant de références pour ces militants du XXIe siècle. « C’est aussi une manière d’attirer plus de monde, poursuit la jeune trentenaire. Les femmes, les personnes âgées, celles souffrant de handicap sont plus disposées à rejoindre un mouvement non violent qu’un autre. »

L’interprétation du concept de non-violence reste néanmoins aux soins de chaque membre, aucune grille, aucun tableau n’existant pour classer les différents modes d’action en catégories. Tous s’accordent à travers le monde pour ne jamais s’attaquer physiquement ou moralement à une personne physique. Là encore, la question de la violence morale est libre d’interprétation. Pour nombre d’entre eux, le sabotage ou l’endommagement d’infrastructures est par ailleurs inenvisageable, pour d’autres, cela reste acceptable. La plupart se laissent néanmoins la possibilité de faire évoluer leur point de vue à ce sujet si de vraies mesures en faveur du climat n’étaient pas prises rapidement par leurs gouvernements respectifs.

Malgré ce choix revendiqué de stratégie pacifique, la désobéissance civile non violente continue de souffrir de sa mauvaise réputation. Nathalie Caspard était à Sainte-Soline, en octobre dernier, lors de la mobilisation contre le projet de méga-bassines. « Dans les médias, on a mis beaucoup l’accent sur les militants, sur le fait qu’ils avaient détruit des barricades, qu’ils avaient sectionné un tronçon de canalisation, en oubliant de mettre ces actes en balance avec la violence d’un système quasiment colonialiste qui laisse les gens des pays du Sud mourir de faim, regrette-t-elle. Ces dernières années, j’ai progressivement pris conscience d’avoir moi-même baigné dans ce système sans en voir sa violence. J’ai mis énormément de temps à m’en extraire, ça a été un vrai cheminement. »

Marcelle Duchamp dénonce, elle aussi, cette violence systémique. Lors de l’opération menée par son collectif contre le navire de croisière, « les gendarmes se sont mis à tourner à toute vitesse sur leurs jet-skis autour des canoës pour nous déstabiliser, raconte-t-elle. L’une d’entre nous s’est pris une vague si énorme qu’elle l’a fait chuter et lui a fissuré le tympan. Nous ne faisions que bloquer un bateau. La violence, elle ne vient pas de nous. »

Pascal Vaillant, à l’instar de ses camarades, s’inquiète des propos assumés du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, prononcés à la suite de la mobilisation à Sainte-Soline. « Parler d’écoterrorisme pour définir ce genre d’actions est très dangereux, juge-t-il. Cela contribue à polariser la société. C’est le jeu auquel ont joué les classes politiques brésilienne et américaine, et on ne peut pas dire que ces deux pays constituent aujourd’hui des démocraties en très bon état. »

 

La démocratie à l’épreuve

Pour ces citoyens qui ont choisi de désobéir, l’attachement à la démocratie est souvent très fort. « Avoir la possibilité de recourir à la désobéissance civile pour affirmer sa citoyenneté est un signe de bonne santé démocratique », estime Kristiina Visakorpi. « Je crois très fort en la démocratie, complète Teresa Santos, mais je suis aussi consciente que le temps de la politique et le temps de la nature ne correspondent pas. » La plupart des désobéissants continuent d’exercer leurs devoirs de citoyens, sans grande conviction, malgré la désillusion. « Je vote encore, mais si nous en sommes arrivés à ce point aujourd’hui c’est bien que la démocratie représentative a échoué, juge Tommaso, qui croit profondément dans l’efficacité et la légitimité d’une assemblée citoyenne décisionnaire. La démocratie représentative retire aux citoyens beaucoup de ses responsabilités, dit-il. On va voter une fois de temps en temps, et c’est fini, on a fait son travail. La démocratie doit vivre ! » En France, la Convention citoyenne pour le climat de 2019 a eu l’effet d’un ascenseur émotionnel. Cette année-là, de nombreux citoyens ont fait le pas de rejoindre la désobéissance civile. « On avait de grands espoirs, dit Pascal Vaillant. Un tas d’experts ont été consultés, c’était solide, mais les conclusions ont été très, très édulcorées. Le président nous demande à nouveau sur les réseaux sociaux de lui poser nos questions en matière de politique environnementale, mais on n’en est plus là. On a assez perdu de temps. »

« Avoir la possibilité de recourir à la désobéissance civile pour affirmer sa citoyenneté est un signe de bonne santé démocratique »

C’est parce qu’ils étaient las d’utiliser, en vain, les voies traditionnelles pour faire passer leurs idées et parce qu’ils étaient frustrés de voir leurs concitoyens engagés dans la désobéissance civile être discrédités qu’un certain nombre de chercheurs internationaux se sont alliés, en février 2020, sous la bannière d’un collectif baptisé Scientist Rebellion. « Avant, je me contentais de participer à des manifestations, explique Teresa Santos, membre du collectif. J’étais leurrée par cette idée, partagée par de nombreux chercheurs, selon laquelle nos travaux parlent d’eux-mêmes. Mais cela fait cinquante ans que l’on écrit des articles et que rien ne change. Nous, scientifiques, sommes totalement ignorés. Nous rejoignons la désobéissance civile aujourd’hui parce que nous sommes désespérés. Si nous pensions qu’il existait une autre manière efficace d’agir, nous ferions autrement. » Kristiina Visakorpi estime qu’« il y a ce stéréotype du scientifique impartial, mais c’est une image d’Épinal qui ne correspond pas à la réalité. Les scientifiques se sont toujours investis politiquement. Souvenez-vous de figures comme Carl Sagan [astronome] et de James Hansen [climatologue]. »

Toute sa vie, Greg Spooner a voté, soutenu financièrement et fait campagne pour les candidats qui promettaient d’agir pour le climat. À l’occasion de la dernière élection présidentielle américaine, le Californien a même pris le temps d’écrire et de téléphoner aux citoyens de sa région pour les convaincre de se rendre aux urnes. « Mon activisme s’est construit progressivement au fil des quinze dernières années, et la désobéissance civile n’est que la suite logique d’un parcours de citoyen engagé », dit-il. Pas question néanmoins d’abandonner les autres canaux d’expression. « La démocratie est en danger aux États-Unis et on ne peut pas se permettre de mettre de côté les outils classiques, mais aujourd’hui, c’est mon droit et mon devoir de citoyen de m’opposer à la loi. »

Greg Spooner fait partie des militants pour qui se faire arrêter est une méthode permettant d’attirer les médias et de provoquer un procès politique. « J’ai bien conscience que c’est une tactique de privilégiés, dit-il. Je suis blanc, je suis mon propre patron, je ne risque pas grand-chose. Si les désobéissants sont plus rarement des personnes racisées, ce n’est pas parce que celles-ci sont désengagées sur la question climatique, au contraire. Elles risquent simplement plus gros. On travaille ensemble, main dans la main, en fonction de nos possibilités à chacun. » Pascal Vaillant partage son état d’esprit. « Je suis fonctionnaire, j’ai un salaire fixe qu’on ne peut pas me supprimer facilement. Tout ce que je risque, c’est une amende de 135 euros et quatre heures de garde à vue. C’est précisément pourquoi je dois le faire. On agit pour ceux qui sont contraints de ne rien dire, comme en ce moment en Égypte [où s’est déroulée la COP 27]. Certes, je suis très angoissé, mais je crois que je serais profondément déprimé si je ne faisais rien aujourd’hui. »

Pascal Vaillant a attendu que ses enfants quittent le foyer familial avant de s’engager dans la désobéissance civile. Marcelle Duchamp, elle, évite de parler de ses activités avec ses deux garçons de 20 et 24 ans. « Ils sont plus mesurés que moi et je ne veux pas leur casser le moral. C’est terrible, l’écoanxiété. » Quant à Nathalie Caspard, bien qu’elle ait toujours été transparente avec ses étudiants sur ses activités, elle ne les encourage pas à rejoindre son collectif. « Beaucoup d’entre eux viennent de l’étranger. Ils ont un titre de séjour pour le temps de leurs études, et leur aspiration est simplement de sécuriser leur avenir, d’avoir un travail qui leur permette de vivre dignement, dit-elle. Je ne peux évidemment pas le leur reprocher. Quand j’avais leur âge, je n’avais pas la conscience que j’ai aujourd’hui. »

 

La peur au ventre

Une action après l’autre, la quinzaine de désobéissants qui ont bien voulu répondre à nos questions retournent au charbon, la peur au ventre. « Participer à des actions illégales, surtout quand vous êtes un universitaire, c’est terrifiant, confie Teresa Santos. Vous sortez totalement de votre zone de confort. »

« Vous savez, moi, je suis un nerd [un passionné obsessionnel, un peu marginal et reclus]. Je suis un musicien qui aime profondément la solitude. Je ne suis pas un randonneur, un grand amoureux de la nature. Dehors, j’y suis pour mon boulot et ça suffit, confie Tommaso qui, un diplôme en relations internationales en poche, se reconvertit dans la culture des oliviers. Mais quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai dû me décider à agir pour mon avenir. Sortir de chez moi, me mêler aux autres militants, ce n’est pas forcément facile pour moi, mais ça n’a pas d’importance. Je dois le faire. » En juin dernier, Tommaso a interrompu une finale de beach-volley, à Rome. « Je n’oublierai jamais ce que j’ai ressenti quand je me suis élancé sur le terrain. Mon corps ne pesait plus rien, j’avais l’impression de voler. J’ai regardé rapidement autour de moi, je voyais des spectateurs par centaines me regarder et j’avais envie de leur dire que j’étais désolé. » Pourtant, Tommaso dit qu’il recommencera, autant de fois qu’il en aura la possibilité. Et ce ne sont pas les conclusions de la COP27 qui l’en détourneront. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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