« Messa Kurtz – lui mort. »

Un penny pour
le vieux guy

Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre. Hélas !
Nos voix desséchées, quand
Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.

Silhouette sans forme, ombre décolorée,
Geste sans mouvement, force paralysée ;

Ceux qui s’en furent
Le regard droit, vers l’autre royaume de la mort
Gardent mémoire de nous – s’ils en gardent – non pas
Comme de violentes âmes perdues, mais seulement
Comme d’hommes creux
D’hommes empaillés.

Traduction de Pierre Leyris.
Extrait des « Hommes creux », Poésie, coll. « Le don des langues ».
© Éditions du Seuil, pour la traduction française, 1947, 1950, 1976

En 1979, Apocalypse now remporte la Palme d’or à Cannes. Francis Ford Coppola y transpose en pleine guerre du Vietnam (la scène se déroule au Cambodge) Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, une longue nouvelle dans l’Afrique coloniale. Vous souvenez-vous de cette scène ? Martin Sheen a atteint la fin de son voyage. Des divinités placides ou effrayantes apparaissent sous la brume. Marlon Brando, une main sur son crâne rasé, lit les premiers vers des « Hommes creux ». Le poème de T.S. Eliot date de 1925. Sous une citation du récit de Conrad, il comporte cinq parties dont la première est reproduite ici. Son titre évoque le personnage de Kurtz, à l’intelligence lucide et à l’âme folle, « creux jusqu’au plus profond de son être ». Mais aussi le complot inutile de Guy Fawkes contre le roi en 1605 (chaque 5 novembre, les enfants fabriquent et brûlent son effigie en paille et demandent un penny pour leurs créations) et les ombres de la Divine Comédie. Car l’œuvre de T.S. Eliot s’inscrit dans une tradition littéraire. Et pour dire le manque originel, elle fait allusion au vestibule de l’Enfer que dépeint Dante. Y souffrent les lâches « sans infamie ni louange », aux vaines plaintes stridentes, que la miséricorde et le châtiment dédaignent. Américain devenu britannique, T.S. Eliot (1888-1965) se convertit à la religion anglicane en 1927. Faut-il lire dès lors une future rédemption dans la prière interrompue qui clôt « Les Hommes creux » ? Et dans la confrontation courageuse à la vérité, la première condition d’une métamorphose ? Que voit Kurtz à sa mort quand il murmure : « L’horreur ! L’horreur ! » ?

À lire : T.S. Eliot d’Helen Gardner, Seghers, 1975.

 

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