Intriguée, j’ai acheté et commencé à lire les poèmes et les lettres de Keats. Je me suis demandé alors si je pouvais, d’une manière ou d’une autre, raconter son histoire dans un film, pour le défi personnel que cela représentait. Personne ne lit plus vraiment de la poésie, certes, mais je me suis rendu compte, à mon grand désarroi, que je ne comprenais pas tout dans ses poèmes ou, dans le cas des longs poèmes comme « Endymion » ou « Hypérion », que je ne comprenais pas les références classiques. Comment pourrais-je faire un film sur Keats si je ne comprenais pas la poésie en général ? 

Je n’ai pas abandonné pour autant, mais mon ambition en est restée là à cette époque. Deux ans plus tard, au cours de mes quatre années sabbatiques loin du monde de la réalisation, je me suis surprise à penser avec émotion à Keats et Fanny. J’étais assise dans un paddock au bord de la rivière Colo avec tout un groupe de chevaux un peu déguenillés, tout en faisant un café sur un petit réchaud. La chaleur du soleil m’évoquait un baiser. La vie fonctionnait au ralenti : une petite brise arrivant sur le paddock constituait un événement. Je m’asseyais sur un tronc pour siroter mon café, les chevaux se réunissaient autour de moi. Un jour, une jument enceinte s’est attardée après le départ des autres. Finalement, avec toute la tendresse dont elle disposait, elle a soigneusement ouvert mon sac pour regarder à l’intérieur. J’étais assise à côté d’elle et j’ai commencé à lire à haute voix les poèmes de Keats. J’ai lu l’« Ode à Psyché », et notamment sa description très précise d’un esprit poétique ouvert, ainsi que l’« Ode sur l’Indolence », où Keats louait l’état rêveur dans lequel je me trouvais : 

Avancée était l’heure assoupissante ;
La bienheureuse nuée de l’estivale indolence
Engourdissait mes yeux : mon pouls diminuait de plus en plus 

Parfois, en lisant un poème, j’avais l’impression d’en avoir compris le sens, avant de comprendre que ce n’était pas le cas, et je me sentais alors un peu idiote. Idiote ou non, sens compris ou non, la séduction par les mots, le rythme, l’ambiance et l’intimité opérait sur moi. J’aimais le fait que ces mots, ces sons et ces dérives de sens se rejoignent comme autant de guirlandes de fleurs, comme le courant d’une rivière, comme des chuchotements qui pourraient, entre les mains de Keats, me décrire à moi-même, tout en ayant une présence sensuelle et délicieuse qui jouait avec mes sensations. 

Alors que je lisais les lettres de Keats (qui est aussi peu doué que moi pour l’orthographe), j’ai découvert sa théorie de la capacité négative : une validation du mystère, du développement de notre capacité à accepter le mystère sans « la recherche irritable du fait et de la raison ». J’ai commencé à me rendre compte du fait que la poésie n’avait peut-être pas tant besoin d’être comprise que d’être aimée, ou d’être enchantée, séduite, intriguée ou pâmée. Un peu comme quand on goûte quelque chose de délicieux : faut-il vraiment connaître la recette ? Il faudrait simplement en profiter. 

Ma relation avec Keats, ces dernières années, a été plus durable, plus profonde, plus intime et mieux entretenue que mes relations avec mes amis, même les plus proches. J’ai lu l’histoire de sa vie, j’ai lu ses poèmes, j’ai lu ses lettres, parmi lesquelles se trouvent les trente-deux lettres et notes restantes écrites à sa bien-aimée Fanny Brawne. J’ai lu ses lettres à elle. Je me suis assise sur des canapés et couchée sur des lits, dans une maison de bord de mer, une maison en bordure de rivière et un chalet de montagne en rêvant des deux ans et demi, brefs mais intenses, que Fanny et Keats avaient passé ensemble. Puis j’ai écrit le scénario Bright Star, inspiré de leur histoire d’amour. Peu de gens en savent autant que moi sur ces deux ans et demi de sa vie. 

(…) Cinq ans plus tard, Bright Star, inspiré de l’histoire d’amour de Keats et Fanny, est devenu un film et j’ai entendu une centaine de petites filles auditionner pour le rôle de Margaret, la petite sœur de Fanny, récitant par cœur les phrases d’ouverture d’ « Endymion » : 

Tout objet de beauté est une joie éternelle :
Le charme en croît sans cesse ; jamais
Il ne glissera dans le néant, mais il gardera toujours
Pour nous une paisible retraite, un sommeil
Habité de doux songes, plein de santé, et qui paisiblement respire. 

Je redoutais la manière dont les petites allaient s’en sortir avec la poésie. J’imaginais qu’elles seraient peut-être intimidées par le sens et les mots inhabituels, qu’elles parleraient trop vite ou ânonneraient les phrases. Mais je voyais qu’à chaque fois qu’une petite fille disait le poème, elle se transformait, que les mots semblaient trouver gravité et force, forme et clarté en chacune d’entre elles. Quand elles parlaient ensuite de leurs chats ou chiens, de leurs frères et sœurs, ce rayonnement laissait la place à l’attitude normale des petites filles bien élevées de leur âge. J’ai expérimenté le même phénomène en faisant passer les auditions pour Fanny et Keats : les acteurs étaient comme hypnotisés quand ils récitaient les poèmes. C’est une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Un ami m’a dit que sa mère, qui avait 90 ans et souffrait de la maladie d’Alzheimer, récitait : « Ah ! Qui peut te faire souffrir, être infortuné, Errant pâle et solitaire ! » puis demandait de façon répétitive : « Qu’est-ce que je raconte ? Cela vient d’où ? ». Le poème était ancré dans sa mémoire et continuait à lui tourner dans la tête, lui procurant de la joie malgré sa confusion. 

(…) Les poèmes de Keats ont été mon point d’entrée dans le monde de la poésie, tandis que sa vie et ses lettres m’ont permis de faire renaître une relation créative avec moi-même, ainsi que ma foi dans le divin, car il n’y a pas d’autre explication pour ses meilleurs poèmes. Ce magnifique être humain qu’était Keats s’ouvrait aux autres, il était « une torche étincelante, et une baie ouverte la nuit, pour permettre au chaud Amour de s’y introduire ».

 

Extrait de « John Keats et moi », introduction à The Complete Poems and Selected Letters of John Keats (Vintage Books, Londres, 2009). Traduit de l’anglais par Laure Bataillou et publié dans l’ouvrage Jane Campion par Jane Campion, Michel Ciment, Cahiers du cinéma. Parution : mai 2014. Trente ans d’entretiens entre Jane Campion et Michel Ciment retraçant toute la filmographie de la cinéaste, illustré de plus de 250 documents et archives personnelles de Jane Campion.

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