– On va où, mon lieutenant ?

– Une vieille dame qui vit seule avec ses chats et qui ne répond plus depuis une semaine. On peut s’attendre au pire.

– On a le temps de s’arrêter pour acheter à manger, mon lieutenant ? 

– Attendez un peu. On m’a dit que c’était bon, le chat. 

– Oui, ça ressemble à du lapin.

– Arrêtez, c’est dégueulasse. Mon lieutenant, vous ne finissez pas votre sandwich ?

– Tenez, je n’ai plus faim. À force d’en voir toute la journée, la viande, je ne peux plus.

– Merci. Moi c’est le contraire. Je ne peux pas affronter un cadavre l’estomac vide. Excellent votre jambon-beurre. Sans vouloir vous offenser, vous allez finir végétarien, mon lieutenant.

– C’est meilleur pour la santé, caporal.

– Je ne dis pas le contraire, mais bon. Moi les légumes ça m’a toujours laissé sur ma faim. Sûrement parce que je viens d’une famille pauvre. Enfin, pas mes parents, mais leurs parents. Ça laisse des traces dans les habitudes alimentaires. 

– La viande, c’est ce que les pauvres prennent encore pour un truc de riches, alors que les riches se payent des semaines de jeûne en Ardèche avec des gourous allemands.

– C’est quand même dingue d’être prêt à payer pour se faire affamer par des -Allemands.

– C’est vrai. À une époque c’était gratuit. Tout augmente.

– Moi mes grands-parents non plus n’étaient pas riches, mais surtout ils étaient paysans. Je me souviens, quand j’étais petit, je caressais les lapins dans les clapiers. Un soir ma grand-mère me dit : « Tu te souviens le lapin que tu caressais ce matin, ce soir il est dans ton assiette ! »

– Cruelle, la mémé !

– Oui et non. D’ailleurs je ne pense pas que c’était le même. Mais bon à la campagne c’était comme ça. On était très proche des animaux, parce qu’on les élevait pour les manger. Il fallait être capable de les nourrir, d’en prendre soin, puis de tenir le couteau sans trembler pour les tuer vite et bien. Maintenant, toute cette sensiblerie sur les animaux, c’est parce qu’on ne les respecte plus.

– Comment ça ?

– Y a qu’à voir les chasseurs. Pour comprendre l’animal qu’ils traquent, ils doivent devenir comme lui. Il faut le respecter pour le comprendre. Vous chassez, mon lieutenant ? 

– Oui. Enfin, je chassais. Plus on devient proche de l’animal, plus on devient apte à le tuer. Mais plus on devient proche de lui, moins on a envie de le tuer. Depuis que j’ai eu des enfants, j’ai arrêté la chasse. Mais ils adorent la pêche. Ils sont fascinés par le cœur qui continue à battre, posé à côté du poisson vidé.

– Quand on respecte l’animal, on mange tout. Le cœur, la tête, les yeux, la langue, tout.

– Les arêtes aussi ?

– C’est pas dans Splash qu’une sirène se tape un homard entier avec la carapace ?

– Moi je goûterais bien de la sirène. 

– T’en bouffes pas assez, de la sirène ? C’est bien un rêve de pompier. Respecter l’animal, c’est aussi ne pas se goinfrer.

– Il suffirait d’établir une règle simple : si on n’est pas capable de tuer un animal, on n’a pas le droit d’en manger.

– Évidemment, s’il faut être torero pour se taper un steak… Avec cette règle, moi je ne pourrais bouffer que des moustiques, des cafards ou des araignées.

– Tu tues les araignées ? C’est idiot, elles bouffent les moustiques.

– Oui mais je tue aussi les moustiques, alors pas besoin des araignées.

– Moi c’est pareil, je suis incapable de tuer un jambon, je veux dire un cochon. Je n’en mange pas de toute façon. Alors je n’en tue pas non plus. 

– C’est bouddhiste, ça. Une vraie religion de pompier.

– Ah non, ce n’est pas par religion ni par conviction, mon lieutenant. C’est de la pure lâcheté. Par exemple avant j’adorais l’agneau et le veau. Mais quand on y pense, ce sont des enfants. Qu’on arrache à leurs mères pour les tuer, les découper en -morceaux et…

– Vous allez voir qu’un jour on va nous dire que les légumes ont une âme, et qu’il ne faut plus en manger.

– On pourra encore manger du pain.

– Ben non, c’est du blé.

– Il nous restera quand même l’alcool.

– Non plus : c’est du raisin, du malt, du houblon, des êtres vivants qu’on laisse pourrir cruellement… Comme le fromage, d’ailleurs.

– On va finir respiriens, mon lieutenant. 

– Respiriens ?

– C’est ceux qui se nourrissent de lumière. Dans respirien, il y a rien.

– Au moins, ils ne meurent pas d’intoxication alimentaire.

– Vous connaissez l’histoire du pape qui arrive en Afrique ? Il descend de l’avion, il visite un camp de réfugiés. Il s’inquiète de la santé d’un petit garçon au ventre gonflé. « Qu’a-t-il ? » On lui répond : « Voyez, mon Père. Il ne mange ni fruits, ni légumes, ni viande, ni poisson, ni rien. » Alors le pape tapote la tête de l’enfant et le gronde : « Mais ce n’est pas bien, mon petit, il faut manger un peu de tout. »

– Bon les gars, on est arrivés. C’est la porte du fond. Vous sonnez, vous appelez, et puis vous ouvrez. Procédure habituelle. À vous, sergent.

. . .

– Mon lieutenant, venez voir. Vous aviez raison de vous attendre au pire. Les animaux se posent moins de questions que nous. Ses chats la respectaient tellement, qu’ils l’ont bouffée, la vieille. 

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