Dans l’immense fichier des images de l’Inde, c’est elle qu’on voit d’abord. Notre Mère la Vache, avec les yeux si doux que Francis Jammes attribue à nos ânes – des yeux fardés, cernés d’un beau noir velouté –, flâne au milieu de la rue en mâchonnant du papier journal ou une pelure de banane. Elle est maigrichonne, elle ne produit que cinq litres de lait par jour, mais elle a tous les droits : se coucher au centre d’un carre­four ou pisser sur vos pieds. Sa bouse est si sacrée qu’elle sert de combustible et de cinquième élément pour la Grande Boisson Vachère des pieux hindous : beurre, crème, caillé, urine et bouse. Si l’animal en Inde participe du sacré, c’est à cause de la vache, car aux origines, l’homme naquit avec un pelage qui lui fut enlevé. L’homme est un veau tout nu.

L’Europe s’est vidée d’animaux, hormis les zoos ; mais l’Inde les a gardés au titre des vivants. L’égalité entre l’animal et l’homme est inscrite dans la constitution métaphysique de ­l’Inde : les Védas exigeaient que l’aire du sacrifice fût marquée en ses coins, à égalité, par une tête de bélier, une de bouc, une de ­cheval, une d’homme. Le sacrifice ­humain disparut ; une touffe d’herbe rêche remplaça l’homme ; le sacrifice animal fut interdit en Inde dans les années soixante, mais, en Himachal Pradesh, État himalayen du Nord de l’Inde, une nouvelle loi d’interdiction a été promulguée cette année. Pas facile de renoncer au sang jaillissant de la bête à cornes ! Au temple de la déesse Kâli à Calcutta, on décapite chaque jour des chevrettes en son honneur – leur viande ira nourrir les pauvres de Mère Teresa, juste à côté. Et on aurait tort de croire qu’aucun hindou ne mange de viande ! D’abord parce que les plus basses castes en ont le droit, ensuite parce que, chez les jeunes bourgeois, le steak saignant est à la mode, ce qui ne plaît pas du tout aux intégristes hindous qui gouvernent aujourd’hui ­l’immensité de l’Inde. Donc, on ré-­interdit de tuer Notre Mère la Vache.

Sauf que, pardon, attendez. En 1988, après trois années de sécheresse, les paysans privés d’eau conduisaient leurs vaches dans un enclos protégé plein de piquets pour les y attacher. Ils ne les tuaient pas, non, ils les laissaient mourir. Ces mouroirs étaient une pieuse épouvante. Ce n’est pas la seule maltraitance animale en Inde. Le chien jaune est impur, pour les hindous et pour les ­musulmans. On le traite à coups de pied. Il faut dire qu’à Bénarès, les chiens jaunes se nourrissent des restes des bûchers de crémation et ils y ont pris goût, mieux vaut ne pas les croiser la nuit. Pour les réhabiliter, Maneka Gandhi, l’autre belle-fille d’Indira, mena campagne pour les chiens domestiques munis de pedigrees. De sorte qu’il y a une hiérarchie entre les chiens jaunes cannibales et les honorables chiens de garde – ne pas confondre, le pays a ses castes.

Au sommet de la caste animale se trouvent les rats du temple de Deshnoke, dans le Rajasthan. Parce qu’une ­inspirée du coin transforma toute sa caste en rats au xve siècle, ils sont devenus dieux. Ils sont quoi ? Mille, cinq mille ? Peut-être plus. Protégés des rapaces par un immense grillage, ces rats vous grimpent sur le dos, vous leur offrez des grains de sucre, ils sont ravis. Les dieux rats ne sont pas d’égout ni dangereux, mais du genre mulot avec un regard vif. Si vif qu’il m’arriva une aventure qui me fit à jamais comprendre l’égalité entre humains et animaux en Inde : je marchai sur la queue d’un dieu, il couina et je lui dis « Pardon ! » en joignant les mains. 

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