Visages des animaux
Si bien modelés du dedans à cause de tous les mots que vous n’avez pas su dire,
Tant de propositions, tant d’exclamations, de surprise bien contenue,
Et tant de secrets gardés et tant d’aveux sans formule,
Tout cela devenu poil et naseaux bien à leur place,
Et humidité de l’œil,
Visages toujours sans précédent tant ils occupent l’air hardiment !
Qui dira les mots non sortis des vaches, des limaçons, des serpents,
Et les pronoms relatifs des petits, des grands éléphants.
Mais avez-vous besoin des mots, visages non bourdonnants,
Et n’est-ce pas le silence qui vous donne votre sereine profondeur,
Et ces espaces intérieurs qui font qu’il y a des vaches sacrées et des tigres sacrés.
Oh ! je sais que vous aboyez, vous beuglez et vous mugissez
Mais vous gardez pour vous vos nuances et la source de votre espérance
Sans laquelle vous ne sauriez faire un seul pas, ni respirer.
Oreilles des chevaux, mes compagnons, oreilles en cornets
Vous que j’allais oublier,
Qui paraissez si bien faites pour recevoir nos confidences
Et les mener en lieu sûr,
Par votre chaud entonnoir qui bouge à droite et à gauche…
Pourquoi ne peut-on dire des vers à l’oreille de son cheval
Sans voir s’ouvrir devant soi les portes de l’hôpital ?
Chevaux, quand ferez-vous un clin d’œil de connivence
Ou un geste de la patte ?
Mais quelle gêne, quelle envie de courir à toutes jambes cela produirait dans le monde
On ne serait plus jamais seul dans la campagne ni en forêt
Et dès qu’on sortirait de sa chambre
Il faudrait se cacher la tête sous une étoffe foncée. 

Extrait de « Visages des animaux », La Fable du monde
© Éditions Gallimard, 1938

 

Jules Supervielle rappelle dans Naissances que les mots familiers sont les plus rassurants. Ce sont eux « qui nous ont tranquillisés lors des grandes peurs enfantines ». Aussi, le poète ne cherche pas à surprendre le lecteur par des images ou un lexique rares. Ses vers sont limpides en surface ; le mystère s’est réfugié dans les profondeurs. Dans ce poème, il s’adresse à ceux qui ne parlent pas. D’abord une énumération émerveillée que les questions prolongent en une tendre étude. Les animaux ont un visage plutôt qu’une face, explique Jules Supervielle, un espace intérieur que l’homme devine. Et si leur absence de langage, loin d’être un manque, était leur atout dans la sphère du vivant, et à l’origine de notre fascination ? Car il est en eux une étincelle de ce Dieu que le poète met en scène dans La Fable du monde sans y croire peut-être : une espérance qui les aide à vivre. Le ton se fait caressant. Le prosaïque « Vous que j’allais oublier » nous introduit dans le cercle intime. Franco--Uruguayen né à Montevideo, Jules Supervielle est familier de la pampa. Il nous dit son -affection pour les chevaux, passe d’une réflexion sur la -parole des animaux à l’évocation d’une possible écoute. Et des oreilles en entonnoir des équidés au vertige de la folie. Quelle place auraient les hommes dans un monde où les animaux leur répondraient ? Comment réagirions-nous à leur complète altérité ? Aurions-nous peur ? Aurions-nous honte ?

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