Mangeriez-vous un animal qui ne serait pas transformé en viande ? Lorsqu’il est présenté comme un aliment, aussitôt, directement, il est tout de suite plus délicat à manger. Laissez la tête et les pattes du poulet quand vous le servez, et vous verrez peut-être le dégoût ­apparaître chez vos convives. Seules des ­circonstances ritualisées permettent de montrer un animal tout entier : on cuit un mouton à la broche, on sert une dinde, un poisson, un gibier entier pour en faire admirer le caractère de trophée, de richesse, ou marquer la ­solennité du moment. Les animaux sont alors ­travaillés et stylisés ; ils sortent de leur condition animale pour ­rejoindre la condition alimentaire, fût-elle singulière. 

Noélie Vialles, qui a consacré ses travaux à la consommation carnée dans nos contrées, analyse ce rapport et apporte un élément essentiel : si personne ne mange son semblable, c’est la définition du semblable qui change. On ne mange pas d’animaux carnivores ? Semblables. On ne mange pas d’animaux tout court ? ­Semblables. Tout dépend des critères. La question « Faut-il manger des animaux ? » en masque une autre : qu’est-ce qui nous distingue d’eux ? Et desquels ? Selon quelles classifications des êtres ? Dans quel collectif nous situons-nous ?

Les ethnographies d’autres peuples montrent que la ­distinction entre nature et culture n’existe pas partout. Cela signifie que la distinction hommes-animaux n’est pas la déterminante principale : on peut manger des hommes ennemis, par exemple, et pas ­certains animaux. La distribution des hommes, des êtres et des végétaux est caduque pour penser la relation de nombreux peuples avec leur environnement. Ainsi, les pygmées Aka, étudiés entre autres par Serge ­Bahuchet, distinguent les éléments qui se trouvent au sol et ceux dans les arbres, par exemple, que ce soit du miel ou des animaux. Ce sont ces catégories de pensées qu’il faut comprendre. Comme ­l’indique Eduardo Viveiros de ­Castro, ­certains Amérindiens pensent que les jaguars se voient comme les humains se voient, et que pour eux, le sang, c’est de la bière. Tout est une question de perspectives.

Alors, que signifient nos questionnements sur la consommation des animaux ? Ils renvoient d’une part à la place des animaux dans notre société. Les animaux domestiques le signalent : la société humaine ne s’arrête pas aux limites de l’espèce, et les animaux en font partie. 

Ils sont, d’autre part, liés à des préoccupations écologiques et à la lutte contre le système agroalimentaire. Le rapport industriel aux animaux dans la consommation de nourriture ou, pour le dire autrement, la production de masse de ces aliments animaliers, nous gêne. Une ambiguïté apparaît : les animaux sont un élément de notre processus industriel et nous ne savons qu’en faire. Sont-ils des êtres à part ­entière ? Ou bien des objets à produire ? Produire de la viande, est-ce comme produire une machine, un jouet, une table ? Les frontières sont brouillées, ­l’esprit ne sait plus. Cachez cet abattage que je ne saurais voir.

À quelles conditions mange-t-on des animaux ? On est fait par ce qu’on mange, et ce que l’on mange est déterminé par ce que l’on a construit comme relations entre les êtres. Être en relation, créer des liens, et positionner l’homme au milieu du monde : les choix alimentaires disent profondément la manière dont s’incarnent nos façons de penser. 

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