L’imagination est toujours le tissu de la vie sociale et le moteur de l’histoire. Les vraies nécessités, les vrais besoins, les vraies ressources, les vrais intérêts n’agissent que d’une manière indirecte, parce qu’ils ne parviennent pas à la conscience des foules. Il faut de l’attention pour prendre conscience des réalités même les plus simples, et les foules humaines ne font pas attention. La culture, l’éducation, la place dans la hiérarchie sociale ne font à cet égard qu’une faible différence. Cent ou deux cents chefs d’industrie assemblés dans une salle font un troupeau à peu près aussi inconscient qu’un meeting d’ouvriers ou de petits commerçants. Celui qui inventerait une méthode permettant aux hommes de s’assembler sans que la pensée s’éteigne en chacun d’eux produirait dans l’histoire humaine une révolution comparable à celle apportée par la découverte du feu, de la roue, des premiers outils. En attendant, l’imagination est et restera dans les affaires des hommes un facteur dont l’importance réelle est presque impossible à exagérer. Mais les effets qui peuvent en résulter sont bien différents selon qu’on manie ce facteur de telle ou telle manière, ou bien qu’on néglige même de le manier. L’état des imaginations à tel moment donne les limites à l’intérieur desquelles l’action du pouvoir peut s’exercer efficacement à ce moment et mordre sur la réalité. Au moment suivant, les limites se sont déjà déplacées. Il peut arriver que l’état des esprits permette à un gouvernement de prendre une certaine mesure trois mois avant qu’elle ne devienne nécessaire, alors qu’au moment où elle s’impose l’état des esprits ne lui laisse plus passage. Il fallait la prendre trois mois plus tôt. Sentir, percevoir perpétuellement ces choses, c’est savoir gouverner.

Le cours du temps est l’instrument, la matière, l’obstacle de presque tous les arts. Qu’entre deux notes de musique une pause se prolonge un instant de plus qu’il ne faut, que le chef d’orchestre ordonne un crescendo à tel moment et non une minute plus tard, et l’émotion musicale ne se produit pas. Qu’on mette dans une tragédie à tel moment une brève réplique au lieu d’un long discours, à tel autre un long discours au lieu d’une brève réplique, qu’on place le coup de théâtre au troisième acte au lieu du quatrième, et il n’y a plus de tragédie. Le remède, l’intervention chirurgicale qui sauve un malade à telle étape de sa maladie aurait pu le perdre quelques jours plus tôt. Et l’art de gouverner serait seul soustrait à cette condition de l’opportunité ? Non, il y est astreint plus qu’aucun autre. 

« Méditations sur un cadavre » (juin ou juillet 1937) dans La Condition ouvrière, Folio, 2002

 

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