Pour moi – et de nombreuses personnes me contrediront – la cuisine n’est pas un art, mais c’est évidemment un très beau métier artistique, un artisanat. Il me semble dangereux de penser que tous ceux qui fournissent des efforts artistiques font de l’art, qu’on parle de musique, de cuisine, de photographie, de peinture, etc. D’ailleurs, je ne m’aventurerais pas à me définir moi-même comme un artiste.

L’art a deux versants. D’abord, celui de la créativité. L’artiste mène une odyssée, un voyage quasi chamanique dans les cavernes les plus profondes de son honnêteté, de sa honte, de ses peurs et de ses espoirs. Il rencontre alors une nébuleuse d’émotions fascinantes auxquelles les gens – lui compris – n’ont pas accès consciemment dans la vie de tous les jours. L’artiste doit plonger dans cet autre monde du subconscient afin d’y pêcher quelque chose qu’il devra remonter à la surface du monde réel, normal et structuré. Tout le processus artistique vise alors à réduire ce quelque chose si vaste en un objet minimal qu’il pourra appréhender et partager avec les autres. J’ai rencontré de très grands chefs dont le savoir-faire était admirable, mais je ne suis pas sûr que leur démarche relève de cette recherche profonde d’atteindre leur subconscient.

Le processus de création n’est accompli que lorsqu’il est proposé à un regard

L’autre versant de l’art réside dans la présentation. Le processus de création n’est accompli que lorsqu’il est proposé à un regard, et que ce regard se l’approprie et le traduit à l’aune de ses propres rêves, espoirs et peurs. L’art doit donc être personnel pour l’artiste, mais suffisamment abstrait pour que le spectateur ou l’auditeur puisse le faire sien. C’est un travail collectif de subjectivité. C’est peut-être ce qui se produit à travers l’expérience culinaire : on partage à plusieurs des sensations et des émotions qui demeurent pourtant strictement individuelles.

On peut facilement faire des ponts entre les différentes disciplines dès lors qu’on parle de composition. Tous les métiers se ressemblent d’une certaine façon, écrire une chanson au même titre que composer un menu ou fabriquer une belle chaise. On choisit des éléments que l’on assemble de manière créative afin de réaliser quelque chose d’utile : une chaise pour s’assoir, un bon repas, une bonne musique. Encore une fois, on pourrait mener une discussion sémantique sur ce qui est utile ou ne l’est pas. Avoir un toit sur la tête et un repas dans l’estomac est utile. Mais notre approche de la nourriture aujourd’hui est bien différente : il faut que cela soit beau, varié et savoureux, que cela donne du plaisir. Pour ma part, je me méfie un peu de cette notion de plaisir en musique : contenter les gens à tout prix peut donner lieu à des recettes trop faciles. De même, j’imagine que les grands chefs recherchent une forme de délicatesse et de complexité dans leurs assiettes, à l’image du large spectre des émotions humaines. Évidemment que l’art est utile, essentiel même, c’est ce qui nous distingue des animaux depuis la nuit des temps. On peut s’initier à aiguiser nos sens, bien que ce ne soit absolument pas obligatoire pour profiter d’un bon plat ou d’une bonne chanson. Toutefois, ce peut être un effort intéressant à faire dès lors qu’on considère que tout notre être, tout notre cerveau sont piégés dans l’épaisse grotte de notre crâne. Nos cinq sens sont la seule chose que nous ayons pour nous dire ce qui se passe à l’extérieur, donc plus nous les entraînons à la précision et à la complexité, plus la vie nous semblera colorée.

L’artiste doit plonger dans cet autre monde du subconscient afin d’y pêcher quelque chose qu’il devra remonter à la surface du monde réel

De mon côté, je cuisine énormément, d’abord, parce que j’habite à la campagne et que je n’ai pas beaucoup de restaurants à disposition. Ensuite, parce que je suis un régime vegan strict – c’est un choix idéologique, j’aime tant les animaux que je refuse de participer à un système qui les fait souffrir. Je suis donc obligé de préparer mes propres plats si je veux bien manger. Pendant le confinement, je n’ai pas arrêté, et dès que je rentre de tournée, je retourne à ma cuisine. J’aime la créativité de l’artisanat culinaire, c’est très méditatif. Cela m’apaise quand je suis nerveux. J’ai même adapté la recette des cannelés de Bordeaux en version vegan ! Je me suis inspiré de celles que j’ai trouvées sur Internet. Je n’ai jamais inventé de recette tout seul, mais, comme pour tout ce que je réalise dans ma vie, je fais beaucoup de recherches, je tâtonne, j’essaie jusqu’à ce que cela fonctionne. Je ne me laisse jamais aller à la paresse. À propos, moi qui adore les tartes, je viens de trouver une façon de faire une pâte parfaite sans beurre. Mon groupe vient me rejoindre pour répéter dans ma maison du sud de la France, alors je leur prépare des gâteaux aux myrtilles, aux framboises ou aux mûres.

J’ai accepté que tout ce que j’écrirais ne serait que mensonge

Juste avant les deux ans d’isolement dû au confinement, j’ai pris une année de pause. J’avais 39 ans, je savais que j’allais plonger dans ma crise de la quarantaine et que ce serait probablement la matière du prochain album. J’ai alors traversé la pire expérience d’écriture que j’aie jamais connue. J’ai passé des mois à composer des chansons que je détestais. J’avais l’impression de mentir sans cesse par manque d’honnêteté ou de précision. Impossible de dormir. Une nuit, j’ai flâné dans ma bibliothèque et je suis tombé sur la Poétique d’Aristote. J’ai lu ce passage où il parle du mécanisme d’anagnorisis qui est à l’œuvre dans le théâtre grec. J’ai repris ce terme pour en faire le titre de l’album. Il désigne cet instant où l’on peut passer de l’obscurité la plus complète à la lumière de la connaissance et se comprendre soi-même à un tel degré que toute notre vie en est changée. Cela fonctionne à merveille dans la tragédie, mais pas dans la vraie vie. C’est à ce moment précis que j’ai vécu mon anagnorisis, mon eurêka : tout ce que je dirai de moi relèvera toujours de la fiction puisque ce ne sera qu’une image réduite, un petit point minimaliste dans le grand chaos de mon existence. Au lieu de me dégoûter de tout effort de création, cette révélation m’a incroyablement libéré. J’ai accepté que tout ce que j’écrirais ne serait que mensonge. Aucun des personnages que je dépeins n’est tout à fait moi, mais je me suis aperçu que si je dessinais suffisamment de points de couleur, on pourrait peut-être, avec de la patience et de la volonté, tracer une sorte de silhouette, un peu comme on dessine une constellation en traçant une ligne entre des étoiles.

 

Si ma musique était un plat ? J’aurais beaucoup de mal à répondre à la question du portrait chinois. De la même façon que je refuse de m’inscrire dans un genre musical pour garder toute ma liberté, je ne pourrais réduire la variété de ma musique au choix d’un seul plat… Peut-être une ratatouille aux multiples saveurs, ou alors une bonne soupe de légumes, parce qu’elle intègre de nombreux ingrédients. Chacun a sa singularité mais, ensemble, ils créent un mélange harmonieux, dont on ne saurait distinguer les différents composants. 

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