Je n’établis aucune hiérarchie entre les arts, qu’il s’agisse de l’architecture, du design, de la musique… C’est peut-être très nord-américain comme façon de voir mais, pour moi, tout est intéressant dès lors que les sens sont stimulés, que l’humain est provoqué par un objet créatif et que cela est réfléchi et orchestré par quelqu’un. Tous les créateurs finissent par être un peu des scientifiques. Ils travaillent un nouveau langage et deviennent des metteurs en scène d’émotions et de sensations pour les autres humains. La cuisine s’inscrit exactement dans cette démarche-là.

Je n’ai jamais eu peur de parler de sensualité dans mes chansons, parfois de manière grivoise, parfois poétique. Il y a énormément de liens à faire entre le sexe et la bouffe. La bouche, la chair, le toucher sont sollicités.

J’ai un rapport très charnel aux fruits, quasi extatique

Les gens qui me connaissent dans l’intimité savent que j’ai un rapport très charnel aux fruits, quasi extatique. Je ne bois pas d’alcool, ou très rarement. Je mange sainement, je fais du sport. Je ne suis généralement pas dans l’excès. Mais j’achète dans le quartier chinois près de chez moi des mangues en provenance du Mexique qui me rendent complètement hystérique. J’en mange trois ou quatre à la suite et c’est comme baiser.

 

Les Japonais portent un intérêt très singulier à tout ce qui est esthétique, et la nourriture en fait partie. Ils ne font pas de différence entre le maître qui réalise des bouquets, celui qui va faire pousser des melons et l’artiste qui travaille la peinture ou l’encre. Si on est attentif à l’esthétique et aux sens, on tombe constamment en pâmoison au Japon.

Je me rappelle y avoir vu une œuvre de James Turrell [un artiste américain qui a travaillé avec Tadao Ando, le grand maître de l’architecture japonais] et être resté sans voix pendant deux heures. Je ne crois pas en Dieu, mais quand je suis sorti de là, je n’étais pas capable d’expliquer ce que j’avais vécu. Je venais de comprendre qu’il y avait du divin dans l’art.

 

Au Japon, toujours, j’ai fait le tour des supermarchés, des pâtisseries, je suis allé dans des restaurants étoilés. Je me suis retrouvé à acheter des raisins à cent balles la grappe, de parfaits bijoux. Je n’en revenais pas. Je me suis filmé en les dégustant. Quand ils ont découvert les images, en voyant l’état de mes pupilles, mes amis ont cru que j’avais pris de la drogue.

Je veux que, dès la première note, les gens soient ailleurs, comme dans une bulle ou comme à la première bouchée d’un fruit dans lequel on mord

Ce genre de crises, d’expériences transcendantales, est aussi bien provoqué par l’art que la nourriture, alors je ne parle même pas de la musique ! Ce n’est pas pour rien que j’en ai fait mon métier. J’entendais déjà de la musique dans ma tête quand j’étais enfant, cela me réveillait la nuit. Créer une chanson, c’est sculpter l’air, faire naître des vibrations qui vont soit rebuter les auditeurs, soit les envelopper. Je veux que, dès la première note, les gens soient ailleurs, comme dans une bulle ou comme à la première bouchée d’un fruit dans lequel on mord ou d’un plat parfaitement équilibré où il se passe quelque chose. C’est l’effet que me font certaines vieilles chansons de Françoise Hardy, par exemple. Mais c’est la même chose avec Bartók, Steve Reich ou encore Yann Tiersen.

À force de manger au restaurant, en tournée ou en voyage, on finit par avoir envie de retourner au plaisir brut. C’est une chose que j’aime en France – et j’ai mes adresses aussi au Québec –, ces endroits où l’on peut déguster les plats traditionnels, bien apprêtés mais sans fioritures, qui permettent de sentir le goût de chaque aliment.

Quand nous avons travaillé les arrangements de mon dernier album, L’Heure mauve, avec Philippe Brault, nous avons beaucoup discuté. J’y fais un certain nombre de reprises et nous nous sommes demandé s’il fallait rajeunir les morceaux ou, au contraire, rester près des originaux. Nous avons changé de petites choses, mais les arrangements demeurent volontairement très semblables. Je me suis naturellement accordé avec la démarche de Nicolas Party [l’album est à l’origine la bande-son de son exposition au Musée des beaux-arts de Montréal]. Il reprend des détails de certaines grandes toiles de maître et il les assimile à ses œuvres, parfois tels quels, parfois en changeant les couleurs. C’est très postmoderne, mais quand on y réfléchit, cela se fait depuis le début de l’humanité : on reprend les éléments qui marchent. En cuisine, c’est la même chose.

 

Nicolas Party et moi travaillons de la même manière. Nous avons une culture générale de la chanson et de l’art visuel assez forte pour pouvoir créer et tisser des liens de façon instinctive.

Quand j’ai commencé la chanson vers 19 ans, je n’avais pas beaucoup d’argent, j’achetais des vinyles. J’ai passé pratiquement un an à n’écouter que Diane Dufresne. J’ai décortiqué, analysé tous ses albums… Ensuite, je suis tombé dans Charlebois, Plamondon, Renée Claude, Léveillée… Quand il avait 8, 9 ans, mon cousin, qui était fou d’électronique, démontait et remontait les radios. Moi, je faisais ça avec les chansons. Sans même m’en rendre compte, je travaillais déjà pour le futur, pour que cela infuse et devienne instinctif. Quand on est trop dans le rationnel, on reste très premier degré et il n’y a plus d’émotion. Ce qui fait que l’album marche, c’est que je n’ai pas essayé de copier. Je me suis appuyé sur la connaissance que j’avais d’eux. Je suis le petit enfant de tous ces créateurs.

J’ai collaboré avec énormément de gens. C’est un geste parfois intimidant car le syndrome de la page blanche à deux peut faire paniquer. Mais quand un lien se crée, je veux écrire avec cette personne. Pour moi, c’est une extension de l’amitié.

 

Quand je reçois des amis à la maison, il se passe exactement la même chose que dans mes concerts. Sur scène, tout est très écrit. Je maîtrise absolument tout. Lors de la dernière tournée, alors que le rideau était encore fermé, je me présentais devant accompagné de mes musiciens et je saluais tout le monde : « J’espère que vous allez bien, le show est déprimant by the way, donc si vous êtes en peine d’amour, attachez-vous comme il faut aux bras du siège sur lequel vous êtes assis, parce que ça va être les montagnes russes ! » Après cela, quand j’arrive avec mes chansons très tristes, très placées, les gens sont ouverts, disponibles. Je fais des blagues sans arrêt, la salle passe du rire aux pleurs. Chaque fois que je parle avec des journalistes, ils me disent que je fais un « show d’humour ». Je leur réponds : « Non, c’est un souper agréable. » Dans un souper agréable, on va parler de cul, de la mort de quelqu’un ou d’une peine d’amour, on va se mettre à pleurer et se consoler. Ensuite, on fera des blagues très drôles. Il y en aura un qui sera peut-être un peu plus soul que les autres, qui parlera plus fort et on lui demandera de se calmer. C’est ça un bon souper.

Si je reçois chez moi, je cuisine tout l’après-midi. Quand les invités sont là, c’est prêt. Je mets tout sur la table avec de grosses cuillères. Chacun se sert et je ne me lève plus (contrairement à ma mère qui passait son temps à faire des allers-retours à la cuisine et ne profitait pas du repas). Il est utopique de penser qu’un dîner ou un concert puissent être parfaits. Pour autant, on peut créer un moment tout à fait agréable. Qu’il y ait des faux pas, ce n’est pas grave. J’ai trop salé ? Ajoute des légumes, ça va être bon. Au final, on se parle, on passe un vrai moment ensemble.

 

Si ma musique était un plat, ce serait quelque chose de traditionnel, sophistiqué mais sans flafla. Un cabillaud sur un écrasé de pommes de terre, avec un filet d’huile d’olive. Et comme je deviens fou quand je mange du sucre, pour les chansons un peu plus lumineuses, j’ajouterais un éclair aux pistaches en dessert ! 

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