Colin choisit une nappe bleu clair assortie au tapis. Il disposa, au centre de la table, un surtout formé d’un bocal de formol à l’intérieur duquel deux embryons de poulet semblaient mimer Le Spectre de la Rose, dans la chorégraphie de Nijinsky. À l’entour, quelques branches de mimosa en lanières : un jardinier de ses amis l’obtenait par croisement du mimosa en boules avec le ruban de réglisse noir que l’on trouve chez les merciers en sortant de classe. Puis il prit, pour chacun, deux assiettes en porcelaine blanche croisillonnées d’or transparent, un couvert d’acier inoxydable aux manches ajourés, dans chacun desquels une coccinelle empaillée, isolée entre deux plaquettes de plexiglas, portait bonheur. Il ajouta des coupes de cristal et des serviettes pliées en chapeau de curé ; ceci prenait un certain temps. À peine achevait-il ces préparatifs que la sonnette se détacha du mur et le prévint de l’arrivée de Chick.

Colin effaça un faux pli de la nappe et s’en fut ouvrir.

« Comment vas-tu ? demanda Chick.

– Et toi ? répliqua Colin. Enlève ton imper et viens voir ce que fait Nicolas.

– Ton nouveau cuisinier ?

– Oui, dit Colin. Je l’ai échangé à ma tante contre l’ancien et un kilo de café belge.

– Il est bien ? demanda Chick.

– Il a l’air de savoir ce qu’il fait. C’est un disciple de Gouffé.

– L’homme de la malle ? s’enquit Chick horrifié, et sa petite moustache noire s’abaissait tragiquement.

– Non, ballot, Jules Gouffé, le cuisinier bien connu !

– Oh ! tu sais ! Moi…, dit Chick, en dehors de Jean-Sol Partre, je ne lis pas grand-chose. »

Il suivit Colin dans le couloir dallé, caressa les souris et mit, en passant, quelques gouttelettes de soleil dans son briquet.

« Nicolas, dit Colin en entrant, […] montrez-nous donc ce pâté d’anguilles…

– Il serait dangereux d’ouvrir le four actuellement, prévint Nicolas. Il pourrait en résulter une dessiccation consécutive à l’introduction d’air moins riche en vapeur d’eau que celui qui s’y trouve enfermé en ce moment.

– Je préfère avoir, dit Chick, la surprise de le voir pour la première fois sur la table.

– Je ne puis qu’approuver Monsieur, dit Nicolas. Puis-je me permettre de prier Monsieur de bien vouloir m’autoriser à reprendre mes travaux ?

– Faites, Nicolas, je vous en prie. »

« Je vais m’en faire un sur Loveless Love. Ça va être terrible »

Nicolas se remit à sa tâche, qui consistait en le démoulage d’aspics de filets de sole, contisés de lames de truffes, destinés à garnir le hors-d’œuvre de poisson. Colin et Chick quittèrent la cuisine.

« Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.

– Il marche ? demanda Chick.

– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.

– Quel est ton principe ? demanda Chick.

– À chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple, au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.

– C’est compliqué, dit Chick.

– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.

– C’est merveilleux ! dit Chick.

– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsque l’on joue un morceau trop “hot”, il tombe des morceaux d’omelette dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.

– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible.

– Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le réglerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer. »

Chick se mit au piano. À la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.

« J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.

– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.

– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. » 

 

L’Écume des jours de Boris Vian © Société nouvelle des éditions Pauvert, 1979, 1996 et 1998
© Librairie Arthème Fayard, 1999, pour l’édition en œuvres complètes

 

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