Vos passions respectives vous ont déjà réunis. Pouvez-vous nous raconter comment ?

Gaëtan Roussel : La première fois que j’ai rencontré Yves, c’était il y a une dizaine d’années, dans son restaurant Le Comptoir du Relais, à Odéon. Le principe était de ne pas choisir nos plats. Je suis tombé sur les ris de veau et je me suis dit que, vraiment, je n’avais pas de chance ! J’étais sûr que j’allais détester. Ma passion pour les ris de veau aujourd’hui vient d’Yves, tout comme mon goût pour le vin.

Yves Camdeborde : Évidemment, moi, je connaissais Gaëtan avant de le rencontrer. En tant que cuisinier, c’est la magie de mon métier de pouvoir faire à manger à des gens que l’on connaît de réputation, et que l’on rencontre ainsi. C’est toujours un émerveillement. Quand Gaëtan est venu la première fois, j’ai forcément eu une attention particulière. Quand, à la fin du repas, on discute avec la personne de son ressenti et que l’on perçoit que celui-ci est proche de ce qu’on a voulu transmettre, c’est vraiment jouissif. On se sent compris et ça n’a pas de prix. La cuisine est un dur métier, qui demande beaucoup d’investissement, de gestion de la fatigue et de la pression, mais quand on reçoit ce retour de la part de quelqu’un qu’on apprécie, c’est la plus belle récompense. C’est une façon de rendre à Gaëtan le plaisir qu’il me procure avec sa musique.

Gaëtan Roussel : Après cela, nous avons monté très naturellement ensemble un projet intitulé « Les cinq sens ». Avec Clarisse, ma manageuse et mon épouse, et mon ancien régisseur « Bouchon » – un passionné de vin et de cuisine –, nous avons imaginé de nous réunir autour des choses que nous aimons. Nous avons conçu une dégustation à l’aveugle pendant laquelle je jouais. Yves a tout de suite accepté de nous rejoindre, de même que le formidable vigneron Éric Pfifferling. Nous avons construit un joli moment de partage tous ensemble. J’espère que nous avons donné de l’énergie aux gens. Quand je mange chez Yves, cela me donne de l’élan et l’envie de faire mon métier.

Yves Camdeborde : Je crois que l’idée du partage des passions est très importante. Quelles qu’elles soient. Ce sont des ondes assez magiques, qui circulent et dont on se nourrit. Elles alimentent notre volonté et notre inventivité.

Gaëtan, pendant le confinement, vous donniez des concerts dans votre cuisine. Pourquoi avoir choisi cette pièce en particulier ?

Gaëtan Roussel : La cuisine, c’est comme un aimant, un espace essentiel des maisons dans lesquelles nous avons envie d’habiter avec mon épouse et nos enfants, plus encore que le salon. Pendant le confinement, faire des petites vidéos ou des émissions de radio depuis la cuisine permettait symboliquement de se réunir quand même, même si ce n’était pas physiquement. Et puis j’adore manger, être autour d’un verre, goûter, discuter, ne pas être d’accord. C’était ma manière à moi d’accueillir les gens.

« Le partage des passions est très important. Ce sont des ondes assez magiques, qui circulent et dont on se nourrit. Elles alimentent notre volonté et notre inventivité »

Yves Camdeborde : La cuisine est devenue le lieu qu’on expose dans toutes les habitations contemporaines. C’est aujourd’hui une pièce centrale où l’on communique et où l’on partage, alors qu’historiquement on y entrait par la petite porte du fond, cachée, pour y faire les basses tâches ménagères.

En quoi le rapprochement entre musique et gastronomie vous semble-t-il pertinent ?

Yves Camdeborde : La musique et la gastronomie nous réunissent. C’est la base de tout : on partage une table de restaurant ou un concert. Ce sont des moments de nos vies où nous sommes dans la joie, l’empathie, la réflexion parfois. Certaines musiques m’envoûtent, me font voyager. Il me semble que la cuisine aussi peut avoir les mêmes caractéristiques.

Dans les deux cas, nous pratiquons des métiers d’artisan qui mettent en œuvre une sensibilité. En cuisine, chacun fait sa recette à sa manière et les plats ne se ressemblent pas. De même, le musicien joue avec son corps, ses tripes et ses convictions.

Gaëtan Roussel : Tout résonne chez moi : artisanat, sensibilité, partage. Yves a raison, la cuisine et la musique réunissent et font voyager. Quand je mange, je m’évade vraiment, au sens propre comme au sens figuré. Certaines saveurs nous emportent très loin. On peut s’amuser à filer la métaphore : je mélange les instruments comme Yves mélange les ingrédients. On goûte, on écoute, et on décide de simplifier l’ensemble ou, au contraire, de le complexifier. Ce n’est pas un hasard si nous avons tout un vocabulaire en commun : la batterie, le piano, etc. Il y a aussi la dimension collective de la troupe, à l’image de la brigade en cuisine. Yves me racontait combien cette proximité, quasi charnelle, était importante.

Yves Camdeborde : Un autre point commun essentiel pour moi dans ces deux disciplines, c’est qu’on peut se permettre d’aller explorer de nouveaux horizons. On peut mélanger la cuisine du Maghreb avec celle de l’Asie, se servir des épices de partout, apprendre de nouvelles cuissons. La nourriture comme la musique constituent de beaux représentants d’un monde. En France, on a mis beaucoup de temps à évoluer en cuisine, parce qu’on a une tradition très forte historiquement. Mais, depuis les années 1980-1990, on observe une ouverture des saveurs qui nous a permis d’aller piocher dans toutes les cultures pour continuer à inventer la grande gastronomie française.

Gaëtan Roussel : C’est exactement pareil en musique. Il y a quelques années, les genres musicaux étaient clairement identifiables dans les bacs de la Fnac. Pop, rock, musiques du monde… Aujourd’hui, c’est devenu totalement transversal et très décomplexé. Tout est possible.

La musique et la cuisine s’apprécient-elles davantage à plusieurs ?

Yves Camdeborde : Ce n’est pas une obligation. Il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années, je ne me voyais pas aller au restaurant tout seul. Aujourd’hui, je le fais souvent, mais ce n’est pas du tout la même approche. Je prends plaisir à me poser un moment et à déguster ; je laisse monter les émotions. De même, je mets de la musique quand je suis tout seul à la maison. Il y a là une forme d’égoïsme qui me fait beaucoup de bien. Plus je vieillis, plus j’apprécie ces moments.

Gaëtan Roussel : Moi qui suis en tournée souvent, cela ne me déplaît pas de m’éclipser de temps en temps entre midi et 14 heures pour aller déjeuner seul. Parallèlement, écouter de la musique au casque est un bonheur immense et totalement personnel. Les pratiques solitaires et collectives sont très complémentaires. Mais quoi qu’il en soit, au moment de la création, de la fabrication, je ne peux pas travailler si je n’ai pas mes moments seul. Il faut en passer par là, se perdre, assumer de ne pas savoir, douter. Et pourtant, Dieu sait si je vais au contact. Une fois que cette phase est terminée, je vais voir les arrangeurs, que j’aime appeler des « dérangeurs », car ils sont justement là pour nous bousculer.

Dans ce processus de création que vous évoquez, comment dose-t-on la part d’inspiration et de technicité ?

Yves Camdeborde : Honnêtement, je suis incapable de répondre à cette question, parce que je ne sais pas pourquoi je fais des choses. Tout se passe de manière complètement instinctive. Quand j’ai des apprentis, je ne peux pas leur réciter la leçon ! Je leur dis de rester à côté de moi et d’observer. Ce sont les mains qui font. Elles sont entraînées, elles acquièrent une forme d’intelligence, et puis, un jour, elles vont décider de faire autrement, mais je ne sais pas du tout pourquoi et cela me perturbe de temps en temps. Je n’intellectualise pas les choses. Je ne peux créer que dans l’action et la matière. J’ai des bases, bien sûr, je démarre sur ce que je connais et puis, à un moment donné, je vais partir un peu plus loin. Pourquoi ? Je l’ignore, et c’est intrigant.

« Mon père me disait que la musique devrait être remboursée par la Sécu »

Gaëtan Roussel : Je ne sais ni lire ni écrire la musique et j’ai peu de technique, même si j’ai acquis au fil des tournées davantage de maîtrise vocale. Comme Yves, je ne peux pas dire que le processus de création soit totalement contrôlé. Souvent, cela sort en une fois. Je n’écris pas de bouts de texte, ils circulent librement dans ma tête et je ne tape les paroles qu’à la fin. Tout à coup, je prends ma guitare et je m’aperçois que je joue et chante en même temps. Je chante une chanson qui est à moi, puisque ce sont mes mots, mais que je ne connaissais pas. C’est étonnant tout de même !

Yves Camdeborde : C’est un peu l’histoire de ma vie, ça ! Je ne sais jamais ce que je vais faire demain. On dit que j’ai créé la bistronomie. Je n’avais pas pensé les choses, on est venu poser des mots de marketing là-dessus, comme si c’était un coup de génie. J’ai simplement fait ce que j’avais envie de faire, avec l’idée que si je me faisais plaisir, je ferais plaisir aux autres.

Gaëtan Roussel : Il ne faut jamais spéculer sur ce que les autres veulent. C’est la meilleure manière de se planter en musique.

Faut-il, selon vous, éduquer ses sens pour apprécier un bon repas ou une belle musique ?

Yves Camdeborde : Je ne pense pas, car chacun apprécie à sa façon. On peut aimer en étant totalement novice. Je pense aux enfants qui viennent avec leurs parents au restaurant, avec des palais complètement neufs, vierges, et qui s’émerveillent. Je pars du principe qu’on peut apprécier les choses avec son cœur, avec son ressenti, sans avoir une éducation culinaire ou musicale spéciale. Tout comme l’art, c’est très subjectif. En tant que cuisinier, il arrive qu’on ait mis dans un plat toute notre philosophie, toute notre technique, et que le client passe complètement à côté. Est-ce une raison de penser qu’il n’a rien compris ? Non, ce n’était simplement pas sa grille de lecture, et surtout, il a le droit ! Attention à l’élitisme. À ce train-là, il faudrait tous être des intellectuels de la gastronomie pour comprendre.

Gaëtan Roussel : En effet, je ne crois pas qu’on ait besoin de technique pour apprécier. Après, on peut vouloir mieux comprendre les coulisses, pour découvrir autrement. On regarde, on goûte, on écoute différemment. Cela s’appelle de la curiosité, et ça peut se transformer en passion. Mais, au départ, c’est le ressenti qui compte.

Musique et cuisine sont donc fondamentalement, pour vous deux, des arts populaires.

Yves Camdeborde : Totalement. J’ai exploré toute la gamme jusqu’aux maisons d’exception. Mais je suis fils de paysans. On mangeait simplement, et très bien, à la maison. J’ai voulu revenir au « bien-manger » et pour tout le monde. Il n’y a pas de raison qu’on n’ait pas le droit d’avoir une émotion aussi bien en mangeant une carotte que du caviar ! La matière première n’a pas le même prix, bien sûr, mais on travaille sur une même émotion. La cuisine peut accéder à l’excellence dans la très haute gastronomie – et c’est une chose que j’aime –, mais elle doit aussi rester accessible à tout le monde.

Gaëtan Roussel : Côté musique, mon père me disait qu’elle devrait être remboursée par la Sécu… Je crois qu’il n’avait pas tort !

La musique comme la cuisine sont disponibles aujourd’hui partout et tout le temps. On écoute en streaming, on peut manger à toute heure, se faire livrer… Cela a-t-il eu un impact sur vos arts respectifs ?

Yves Camdeborde : On s’adapte forcément à la façon de manger de la clientèle qu’on veut toucher. S’il s’agit de consommer durant toute la journée, on ira vers des goûts plus légers, plus végétaux.

J’ai parfois un peu de mal avec cette forme de cuisine qui s’apparente à du zapping car, pour moi, s’asseoir à une table est un moment qui a toute son importance. Cela me vient de mon éducation. C’était le seul instant, privilégié, où je pouvais échanger avec mon père et ma mère, qui prenaient enfin le temps de se poser et de lancer des discussions. C’est donc un rite ancré en moi. Je suis, à cet égard, resté assez traditionnel : j’aime prendre un quart d’heure pour le petit-déjeuner, une demi-heure pour le déjeuner, puis une autre pour le dîner. Ces repas rythment ma journée, me permettent de me recentrer et de me détendre. Aujourd’hui, les gens sont capables de manger différemment, rapidement, debout… Ce n’est pas ma façon de faire, mais je le conçois, l’accepte et m’adapte !

Gaëtan Roussel : Pour moi aussi, le repas est un moment essentiel. Je suis intransigeant sur la question. Nous dînons en famille, à six, chaque soir des semaines où nous avons les enfants. C’est un vrai rendez-vous.

Pour ce qui est de la musique, aujourd’hui, elle est beaucoup sous forme numérique ; on la trouve en streaming. Et pourtant ce « zapping » omniprésent, pour reprendre le mot d’Yves, n’empêche pas la plupart des artistes de continuer à faire des disques. Il doit donc y avoir une raison pour que l’on continue à construire ainsi. Et il me semble que cette raison, c’est l’histoire qu’on y raconte, comme une colonne vertébrale. Est-ce que ça ne serait pas d’une certaine manière notre dîner ?

Comment compose-t-on un album ou un concert ? Peut-on y voir un parallèle avec l’élaboration d’un menu ou d’une recette de cuisine ?

Gaëtan Roussel : J’imagine que oui, à travers l’idée de promenade. Dans mes disques, chaque chanson a sa petite sœur ; et en tournée, quand on a une salle pendant deux heures, il est important de se balader, sans pour autant l’expliciter. Il faut garder le public, stimuler son attention avec les ingrédients de la musique. C’est ce qui construit une histoire, un voyage. On tisse des fils invisibles mais essentiels.

Pour finir, Gaëtan, si votre chanson « Ton invitation » était un dessert, lequel serait-il ?

Gaëtan Roussel : Je dirais une pavlova, un gâteau aux fruits rouges, croustillant à l’extérieur et moelleux à l’intérieur.

Et vous, Yves, si votre bœuf bourguignon était une chanson ?

Yves Camdeborde : Je ne sais pas pourquoi mais la chanson qui me vient, c’est « La Corrida », de Francis Cabrel. C’est bizarre, je pense que c’est à cause de la sensibilité qui s’en dégage. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

 

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