Si je n’étais pas chanteuse, je serais cuisinière ! Le mécanisme de la composition est exactement le même pour moi, qu’il s’agisse de musique ou de cuisine.

J’habite à La Réunion où, dès la petite enfance, nous avons un rapport fusionnel à la cuisine. Nous grandissons dans un métissage aussi bien artistique et religieux que culinaire. Nous nous sommes réapproprié des façons de faire la cuisine qui venaient d’Inde, de Chine, du Mozambique, de Madagascar. Nous avons ainsi créolisé la cuisine autant que notre musique, et de nombreuses familles réunionnaises comptent au moins un musicien.

Il demeure pourtant un déséquilibre entre la cuisine – qui reste un art très maternel, féminin – et la musique. Les femmes sont très nombreuses dans le séga mais le maloya, l’autre grand genre musical traditionnel, est encore assez masculin. Du moins, c’est l’image qu’on en a, sans doute parce qu’on associe l’aspect revendicatif très politisé du maloya à une forme de virilité. L’un des instruments utilisés est le roulèr, un gros tonneau sur lequel on s’assoit pour faire des percussions. Cette position, jambes écartées, peut être considérée comme peu féminine. Il faut jouer des coudes pour se faire une place en tant que femme au milieu de tous ces hommes qui font de grandes démonstrations de force !

On apprend avec ceux qui savent, les « gramouns », ces personnes âgées qui ont la connaissance et l’expérience

Quand j’ai commencé à jouer professionnellement de la musique en 2012, il y a plusieurs questions que je ne me suis pas posées. Au départ, je n’ai réfléchi ni à mon genre, ni à ma langue, ni à ma couleur de peau. Ce n’est que plus tard que les autres vous renvoient à ces questionnements. Le fait de chanter en créole est un choix fort que j’ai fait, mais qui s’est imposé. Je ne pouvais faire autrement. Pour moi, ce n’est pas une niche, surtout en France où l’on est habitué à écouter des artistes anglophones dont on ne comprend pas toujours les paroles. Il y a quelques années, les gens étaient fans de Tokio Hotel – combien d’entre eux parlaient l’allemand ? Toutefois, je ne me prive pas d’écrire et de chanter dans d’autres langues, comme l’anglais dans « Dark River » par exemple, ou le français dans mon dernier titre, « Meute ».

Ce qui me gêne parfois dans ces deux arts que sont la cuisine et la musique, c’est une forme de condescendance, d’élitisme. On voudrait nous faire croire qu’il est des musiques dont il faudrait être connaisseur pour pouvoir les appréhender. Idem pour la gastronomie. Cela ne facilite pas la divergence d’idées et l’esprit critique. Je crois, moi, à un plaisir bien plus immédiat, ouvert et généreux.

À l’origine, on apprend avec ceux qui savent, les « gramouns », ces personnes âgées qui ont la connaissance et l’expérience. On se nourrit de l’essence même de la tradition. Le cari de la grand-mère est inégalable. Elle a beau expliquer exactement comment elle fait, le rendu n’est jamais le même… c’est un mystère universel. On reprend les mêmes ingrédients, rien n’y fait ! Est-ce parce que ce n’est pas la même marmite ? On cherche les bons ustensiles, les bons instruments. Dans un second temps, on tente, on explore de nouvelles pistes. On peut aussi remettre au goût du jour des choses un peu oubliées. C’est ainsi qu’on retrouve dans mes compositions des tambours malbars [les percussions des rites religieux indiens], qu’on n’a pas l’habitude de voir dans la musique actuelle, par exemple.

J’ai un carnet dans lequel je note le nom des plats, assortis de cœurs ou d’adjectifs

Je suis une grande épicurienne, j’adore cuisiner et goûter des plats partout où je vais. Quand je suis en tournée, je deviens très agaçante si j’ai faim ! Je ne supporte pas de manger quelque chose qui n’est pas bon. Dès que je vois une cuisine, j’entre dedans ; au restaurant, je parle avec tout le monde. Nous avons d’ailleurs un restaurant familial en bord de mer où nous faisons des cabarets. On s’y nourrit de bons plats, de mots, de musique et de poésie. Tout est lié. Mes amis sont mes goûteurs, on fait des ateliers cuisine, et les mêmes m’entourent dans ma musique dans une convivialité qui mélange partage et franchise.

J’ai un carnet dans lequel je note le nom des plats, assortis de cœurs ou d’adjectifs. Je peux ensuite aller chercher les recettes sur Internet. Je note : « Essai 1 : j’ai complètement raté ! Essai 2 : plus réussi. » J’ai aussi un carnet pour la musique. Et parfois tout cela se chevauche et les paroles des chansons sont intercalées entre des recettes !

Si ma musique était un plat, ce serait quelque chose que tout le monde peut aimer : une pizza. Connaît-on des gens qui n’aiment pas la pizza ? Et quand on réfléchit, il y a un animal qui a peu de chances de s’en sortir, c’est le poulet – aucune religion ne l’interdit ! Alors, peut-être une pizza au poulet ! 

 

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