Que vous inspire l’expression « Ok boomer » utilisée par les jeunes pour signifier que la génération des baby-boomers est déconnectée du monde d’aujourd’hui ?

Elle m’évoque des situations où des personnes de mon âge font preuve d’une mécompréhension à l’égard de leurs cadets, voire d’un « anti-jeunisme ». Par exemple une dame qui, dans un train, se croit en droit de réprimander un enfant et de faire la morale à ses parents. Ou un baby-boomer présomptueux qui, à une terrasse de café, jette à tout-va des clichés sur ses interlocuteurs de 30 à 40 ans sans véritablement leur adresser la parole. « OK boomer » est une réponse à tous ceux qui méprisent et caricaturent les jeunes comme cet homme qui a décrété sur les réseaux sociaux, en janvier 2019, qu’ils étaient atteints du « syndrome de Peter Pan » et refusaient de grandir.

Le problème vient donc des plus âgés ?

Nous qui sommes nés au cours des Trente Glorieuses, nous profitons d’un système de retraite dont aucun de nos enfants ou petits-enfants ne pourra bénéficier. On répète aux jeunes qu’ils n’auront ni avenir, ni boulot. En somme, on leur dit : « Écrase-toi. » Et c’est vrai, ils sont écrasés, on les écrase.

Vous analysez le conflit de générations présent à la lumière de la mythologie antique.

Lors des attentats de Londres de juillet 2005, j’étais professeur au Goldsmith College. Je me suis intéressé aux terroristes suicidaires qui commettent des massacres depuis 2001 et j’ai travaillé sur la notion du complexe d’Antigone. Dans la pièce de Sophocle, Antigone, nièce de Créon, tyran de Thèbes, se révolte contre la génération des aînés – les « boomers » de l’époque. Son oncle refuse d’enterrer l’un de ses frères qui s’est rebellé contre la cité. Antigone accuse Créon de ne pas respecter la loi divine à laquelle nous sommes tous soumis et qui exige que tout homme soit enterré. Elle désobéit donc à son oncle et est emmurée vivante. Quelque chose de fondamental se joue dans cette tragédie : la crise d’adolescence. Il est nécessaire, pour devenir adulte, de rompre avec les générations précédentes. Cela arrive, tôt ou tard et plus on attend, plus on évite cette crise, comme notre société de déresponsabilisation y invite, plus la rupture sera violente, sujette à des passages à l’acte.

Greta Thunberg serait-elle l’Antigone de notre temps ?

Elle est effectivement une expression de la crise d’adolescence : elle ne pose pas de bombe, elle ne se suicide pas, elle dit qu’il faut écouter la science. C’est pour ça que je l’appelle « une Antigone plus que tragique ». Là où la tragédie grecque a pour horizon la mort de chaque humain mais la continuation du monde, la science moderne nous a fait prendre conscience que l’Univers tout entier était voué à disparaître – la Terre et l’espèce humaine comprise.

Pourquoi l’appel de Greta Thunberg a-t-il produit autant d’effets ?

Elle est superbement intelligente. Ce qu’elle dit est toujours étayé, elle ne parle jamais à la légère. À titre personnel, cela a été un réflexe : j’ai eu envie de défendre cette jeune femme lorsqu’elle a été très violemment agressée. En France et en Italie, on a appelé à son meurtre. Les réactions de haine qu’elle suscite n’ont d’égales que la mobilisation qu’elle a entraînée : des millions de gens dans le monde entier. C’est symptomatique de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il n’est pas injustifié, me semble-t-il, de considérer comme l’écrit Jean-Marie Gustave Le Clézio qu’elle est devenue le centre de gravité de notre planète. Elle est au cœur de tout ce qui s’y passe, de l’ONU à Davos.

Comment dépasser l’accusation ?

Greta Thunberg met effectivement en cause les États, les multinationales et tous les baby-boomers. Son attitude consiste à dire : arrêtez de consommer du carbone. Elle émet des exigences tout en ayant conscience qu’on ne peut tout arrêter du jour au lendemain. C’est un point de départ. Le 10 janvier dernier, nous étions soixante intellectuels à Genève pour lancer un appel au secrétaire général de l’ONU, António Guterres, et à Greta Thunberg. Nous cherchons à apporter des « éléments de réponse », ce qui souvent passe par le fait de poser les bonnes questions. Toute l’économie actuelle est fondée sur un modèle qui ne prend pas en compte le caractère fini de notre milieu et la nécessité de réguler ce que nous consommons.

Quels principes peuvent fonder la reconstruction ?

Il n’en existe pas, il faut les inventer. Il est très raisonnable d’écouter la science, c’est ce que l’Institut de recherche et d’innovation que je dirige explique aux activistes de Youth for Climate et d’Extinction Rebellion avec lesquels nous travaillons. Mais les scientifiques n’étant pas d’accord entre eux sur tout, il faut se retrousser les manches pour inventer le monde de demain. Depuis le début du XXe siècle, le nihilisme a amené à la destruction de toutes les valeurs. Nietzsche disait qu’il fallait un sursaut pour reconstruire intégralement de nouvelles valeurs. C’est ce que les jeunes générations cherchent à faire.

Pourquoi la question climatique résonne-t-elle si puissamment chez eux ?

Ils entendent constamment parler d’un futur qui sera sombre. Le Giec prévoit pour 2050 la catastrophe climatique si on ne change rien d’ici sept ans et demi, pour être précis. Déjà en 2012, vingt-deux scientifiques américains avaient signé un papier dans la revue Nature consacré au shift, une mutation globale totalement incontrôlable qui devrait se produire à l’horizon 2050. Nous parlons d’une apocalypse annoncée par des scientifiques. Pour un ouvrage précédent (Prendre soin, tome 1, Flammarion, 2008), j’avais échangé avec un jeune homme qui, en 2005, avait 15 ans. J’avais été stupéfait de l’entendre dire : « Nous savons très bien que nous n’aurons pas de famille, pas de boulot, pas d’enfants. Nous sommes la dernière génération avant la fin. » Ces jeunes sont à présent nombreux à penser de cette manière, et finalement les plus âgés aussi mais en pratiquant le déni, le fameux : « Je ne veux pas savoir ! » Les nouvelles générations n’ont pas intériorisé ce déni. Elles n’ont pas de situation à défendre et parlent sans containte, parfois avec des mots d’une brutalité désarmante.

Comment une telle rupture de générations a-t-elle été possible ?

Dès avant les années 1950-1960, les rapports entre générations ont été peu à peu détruits par le marketing. Le cinéma, les radios dites périphériques après-guerre, la télévision et à présent les smartphones, ont permis de court-circuiter les parents. C’est le fameux épisode de Salut les copains qui a lancé la vague des yéyés. Adolescents et enfants sont devenus le cœur de cible de stratégies très élaborées visant à faire d’eux des prescripteurs auprès de leurs parents de produits à consommer et des consommateurs en puissance. Et ce cœur de cible n’a cessé de rajeunir.

La société de marketing organise la déresponsabilisation ?

On s’est employé, sur une échelle de temps longue, à progressivement déresponsabiliser les adultes sur tous les sujets. Pour être schématique, la tendance est à prendre en charge tous les aspects, jusqu’aux plus intimes, de la vie de chacun. Dans notre société de services, la télévision et maintenant l’ordinateur s’occupent même de nos enfants à notre place : il suffit de les asseoir face à l’écran. Et les projets d’abaissement de l’âge de la responsabilité pénale des enfants ont pour effet de transférer la responsabilité des parents à la justice. On ne peut se dédouaner en renvoyant les mômes à leur propre violence. Ne serait-ce que dans le domaine de l’éducation, la responsabilité est collective. Les solidarités entre les âges ont été détruites, privatisées, mercantilisées. Au point de retourner la situation : nous sommes face à une irresponsabilité collective. Les professeurs ne sont pas capables d’expliquer ni pourquoi ni comment, les parents se sont retrouvés complètement dépassés, les hommes politiques, n’en parlons pas. Et les entreprises peuvent être d’un cynisme total. Ce qui m’étonne réellement, c’est que les jeunes n’aient pas déjà tout cassé, mais je pense que cela peut arriver tôt ou tard. Quand Greta Thunberg se retourne contre les générations actuellement au pouvoir, elle a raison. Mais il ne faut jamais s’en prendre aux individus. C’est la réalité dans son ensemble qu’il faut transformer.

Quelle place occupe le smartphone dans ce chaos ?

Il a été conçu pour solliciter constamment notre attention. Aucun de nous, même les « boomers », ne pouvons plus nous en passer. C’est comme le crack, il suffit d’y goûter une fois. Sur les enfants, les effets sont catastrophiques. L’Institut de recherche et d’innovation a entamé une recherche contributive à la Plaine Saint-Denis. Nous intervenons dans une clinique avec des parents qui se sont rendu compte que leurs enfants étaient intoxiqués par les écrans. À un an et demi, ils ne parlent pas, ne dessinent plus et présentent, sans pour autant l’être, des symptômes de l’autisme. Les parents qui se remettent en question s’aperçoivent qu’eux-mêmes sont intoxiqués. Plus ces petits objets s’immiscent dans nos gestes du quotidien, plus la transmission entre générations disparaît, y compris à des échelles très intimes. Les pédopsychiatres sont confrontés à de jeunes mères qui ne savent pas donner le sein. Personne n’a été là pour leur apprendre. C’est un désert, toutes les relations sociales et familiales ont été bousillées. Et quand quelque chose ne fonctionne pas dans une société, la logique du bouc émissaire se met en place. Le Front national s’en prend aux Arabes et aux Noirs ; les vieux s’en prennent aux jeunes, et inversement.

Que faut-il penser d’un monde où des jeunes donnent une leçon de responsabilité aux adultes ?

Des mômes de 12 ans n’ont pas à porter la responsabilité écrasante du devenir du monde. Il ne faut surtout pas en faire des adultes trop tôt. Le droit à l’enfance est fondamental. Des enfants en sont privés dans le monde entier, du Sahel à l’Amérique du Sud. Emmanuel Kant en 1784, dans son essai Qu’est-ce que les Lumières ?,écrivait que la modernité était l’accès au droit à la minorité et l’accès à la majorité conquis par l’éducation. Un môme qui est obligé de prendre ses responsabilités, c’est un môme abandonné. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER et NICOLAS BOVE

 

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