Dans quelle mesure Amazon a-t-il pu profiter de la pandémie et de ses conséquences ?

L’irruption de la pandémie a eu un impact énorme pour l’entreprise, si fort qu’il est même difficile de réaliser à quel point Amazon est devenu une multinationale puissante et dominatrice en quelques mois. Avant même l’arrivée du Covid-19 dans nos vies, Amazon y jouait un rôle important, captant près de 40 % du commerce électronique aux États-Unis, par exemple. Mais la pandémie a fait exploser les chiffres de l’entreprise de façon exponentielle : plus 40 % sur les ventes cumulées dans l’année, plus 50 % de surface des entrepôts pour assurer ces ventes, 400 000 nouveaux employés pour les seuls États-Unis… Quant à Jeff Bezos, il a vu la valeur de ses actions doubler en un an, et sa fortune a grimpé de 58 milliards de dollars !

La pandémie a-t-elle imposé un nouveau modèle, ou simplement accéléré une tendance en cours ?

La tendance était déjà là, qu’on parle de la croissance d’Amazon ou de l’avènement d’une « société du simple clic ». Mais la pandémie a abattu des barrières psychologiques. Une part des Américains pouvaient encore ressentir une forme de culpabilité à acheter en ligne sur Amazon. La pandémie les a non seulement libérés de cette culpabilité, mais a même donné un caractère vertueux à cette forme de consommation : regardez, je reste chez moi, je suis civique dans mes achats ! Ce qui s’est passé depuis un an a accéléré un mouvement de fond vers l’isolation des individus, le repli dans sa bulle, et, par là, une fragmentation du tissu social qui constitue notre société.

Que représente aujourd’hui le poids d’Amazon dans l’économie américaine ?

Les activités d’Amazon sont devenues si vastes, si diversifiées, qu’il est difficile d’appréhender de façon simple la puissance de l’entreprise. Aucune autre compagnie au monde n’est aujourd’hui aussi dominante, dans autant de secteurs d’activité touchant à la vie concrète de la population. Pour trouver une entreprise comparable, il faudrait remonter à une autre époque, aux grands monopoles du début du xxe siècle, comme la Standard Oil de John D. Rockefeller. Le pouvoir de la Standard Oil venait du fait que Rockefeller contrôlait à la fois des puits de pétrole et les compagnies de chemin de fer qui acheminaient cette ressource, empêchant ainsi ses concurrents de rivaliser avec lui. Amazon est assez similaire de ce point de vue, puisqu’il contrôle les plateformes de vente, ces « places de marché » où n’importe quelle entreprise peut être présente à condition de payer un pourcentage à Amazon sur chaque vente, et opère elle-même sur ces marchés avec des avantages compétitifs évidents. Et la puissance d’Amazon ne se limite désormais plus au seul commerce en ligne, puisque l’entreprise est devenue le leader mondial de l’activité du cloud, qu’elle œuvre aussi dans le domaine de la sécurité, de la santé, des services à la personne, sans oublier la place de plus en plus importante qu’elle prend dans le divertissement – comme en témoigne le rachat pour plus de huit milliards de dollars des mythiques studios MGM et de leur catalogue de quatre mille films.

En quoi cette domination est-elle problématique ?

La diversification de ses activités permet à Amazon d’utiliser sa domination dans un secteur pour s’assurer le leadership dans un autre. Le Wall Street Journal a récemment révélé une affaire très éloquente quant à la stratégie d’Amazon de ce point de vue : une entreprise vendait un dispositif de surveillance privée sur la « Market Place », la place de marché d’Amazon, et Amazon souhaitait que cette entreprise partage avec lui les données collectées par ce dispositif. Devant les réticences de cette dernière, Amazon a menacé de ne plus vendre son produit sur son site – ce qui, aujourd’hui, vu la puissance d’Amazon, est semblable à une condamnation à mort commerciale. L’entreprise a été contrainte de plier.

C’est un comportement quasi mafieux…

Il y a de cela, dans ce comportement qui tire parfois vers l’extorsion, mais aussi dans l’obsession de l’entreprise pour le secret, le refus de la transparence.

Quelle est la recette du succès pour Amazon ?

Elle suit un schéma assez simple : Amazon commence par séduire les consommateurs avec des prix bas et une qualité de service remarquable, que ce soit dans la livraison ou dans la relation client. Plus les consommateurs sont nombreux sur le site, plus les entreprises tierces se sentent à leur tour tenues d’y être présentes, pour y trouver des clients sur la place de marché. La richesse de l’offre entraîne mécaniquement une nouvelle augmentation du nombre de clients, ceux-ci étant presque sûrs de trouver ce qu’ils cherchent sur le site. Et cette demande accrue permet de baisser à nouveau les prix, grâce aux économies d’échelle engendrées. C’est ce cercle vertueux – pour l’entreprise, du moins – qui lui permet de poursuivre sa croissance ininterrompue. En 2004, le chiffre d’affaires d’Amazon était de 6 milliards de dollars. En 2011, 48 milliards. Et en 2020, 386 milliards. C’est vertigineux.

Quel rôle joue le service Prime dans cette stratégie ?

Dès 2006, Amazon a eu cette intuition géniale : en leur offrant la livraison contre un abonnement annuel, les clients seraient amenés à être fidèles au site et à y commander le plus de choses possible pour rentabiliser leur abonnement. Aujourd’hui, plus de la moitié des foyers américains sont abonnés au service Prime, soit largement plus de 100 millions de foyers qui payent 119 dollars par an pour avoir droit à des livraisons gratuites, rapides, ainsi qu’à une offre média. Et les abonnés Prime dépensent plus sur Amazon, environ 1 400 dollars en moyenne par an, contre 600 dollars pour les non-abonnés. C’est une manne incroyable pour Amazon ! Et cette explosion des comptes Prime a aussi conduit l’entreprise à se répandre à travers l’ensemble du pays : si vous promettez une livraison en vingt-quatre heures, vous avez besoin d’avoir des entrepôts à proximité.

Y a-t-il un plafond à la croissance d’Amazon ?

Non, il n’y a pas de plafond visible, tant que les pouvoirs publics n’interviennent pas pour brider ou briser Amazon. L’entreprise elle-même s’amuse à rappeler qu’elle est loin d’être aussi dominante qu’on le dit, puisqu’elle contrôle « seulement 4 % du commerce de détail mondial ». Mais cela représente déjà un chiffre énorme, des centaines de milliards de dollars ! Surtout, Amazon ambitionne de capter de plus en plus des 96 % restants. Il reste encore beaucoup de produits à mettre en vente en ligne, de magasins à tuer, de clients à séduire dans le monde. Sans même parler des autres secteurs que le commerce en ligne, dans lesquels Amazon envisage de se lancer. La philosophie de Jeff Bezos, c’est que, le jour où vous arrêtez de grandir, vous commencez à mourir.

Quelle place tient l’activité du cloud chez Amazon ?

Les serveurs d’Amazon accueillent aussi bien les données de Netflix, que celles de General Electric, de la NASA ou de la CIA. C’est devenu, et de loin, son activité la plus lucrative : les profits gigantesques générés par l’hébergement de données sont réinvestis dans le commerce en ligne pour baisser les prix et accroître son avantage comparatif. Mais c’est aussi une façon pour Amazon de récolter les données d’autres entreprises, en même temps qu’un bénéfice. En réalité, Amazon a acquis une place si centrale qu’elle lui permet de prélever une taxe sur un nombre toujours plus grand d’activités commerciales : si vous voulez aujourd’hui vendre en ligne à un marché de centaines de millions de personnes, vous êtes quasiment tenu de passer par Amazon et de reverser 15 % de votre chiffre d’affaires.

Quelles sont les conséquences de la domination d’Amazon sur le reste de la société ?

Amazon n’est pas seul responsable, mais sa croissance a accompagné un mouvement de relégation des villes secondaires, vidées de leurs magasins et de leurs emplois, et donc de leur vie sociale, tandis que les métropoles florissantes concentrent la richesse captée par le commerce en ligne, les meilleurs jobs, les meilleurs salaires, mais aussi les problèmes de logement, de trafic, de ségrégation géographique. Le fossé s’est creusé entre les « villes à siège social » et les « villes à entrepôts », tandis que l’acte même de consommer a perdu de son humanité : vous ne vous déplacez plus, vous ne rencontrez plus personne. Pour le million de personnes qui travaillent désormais dans les entrepôts d’Amazon aux États-Unis, ce sont aussi des emplois exténuants, qui les marginalisent bien plus que ceux de la vente traditionnelle.

Pourquoi la tentative de créer un premier syndicat au sein d’un entrepôt Amazon, en Alabama, a-t-elle échoué il y a quelques semaines ?

C’était un combat difficile. Seuls 5 % des salariés sont syndiqués aux États-Unis, et Amazon a une telle puissance qu’il lui est facile de manipuler les opinions des uns et des autres. Mais cela tient aussi à la nature des emplois chez Amazon : ce sont des jobs de transition où les gens restent un an en moyenne, à s’user le corps pour 15 dollars de l’heure. Personne ne fait carrière chez Amazon, donc pourquoi s’engager dans un syndicat ?

Si l’entreprise Amazon est aussi nocive, comment se fait-il qu’elle reste si populaire ?

On pourrait en effet penser qu’Amazon devrait être massivement critiqué notamment au sein de l’électorat démocrate. Mais c’est tout le contraire : en 2018, un sondage a montré qu’Amazon était l’« institution » la plus respectée du pays, devant l’armée ! Les meilleurs clients d’Amazon sont les populations aisées des grandes villes, celles-là mêmes qui votent le plus à gauche aujourd’hui et qui s’inquiètent des pratiques de Facebook ou d’Apple, par exemple. Pourquoi si peu de critiques ? Sans doute parce que le péché originel est le nôtre : nous apprécions tellement le fait qu’Amazon puisse satisfaire nos désirs de consommation que nous ne voulons pas savoir comment il y arrive. C’est pourtant ce qu’il faudrait faire : comprendre ce qui se joue derrière la facilité de l’achat en un clic, comprendre que l’apparence de la gratuité a un coût, social et humain. L’administration Biden envoie depuis quelques mois des signes qui laissent penser qu’elle veut s’attaquer à l’empire Amazon, mais il reste à voir quelles mesures seront vraiment prises.

Votre essai est sous-titré « Une histoire de notre futur ». À quoi celui-ci ressemblera-t-il ?

À moins que nous ne déviions de la route sur laquelle nous sommes aujourd’hui engagés, c’est un futur où les inégalités vont croître entre les villes, où le tissu social va continuer de s’effilocher, et où la démocratie se trouvera par conséquent durablement affaiblie. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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