Comment Jeff Bezos conçoit-il l’identité d’Amazon ?

Pour lui, Amazon a peu à voir avec les autres GAFA. Il conçoit Amazon comme une entreprise proche des gens, de leur réalité, de leurs besoins quotidiens. Et de fait, Amazon allie les éléments actuels les plus high-tech – algorithmes, intelligence artificielle ou électronique – à des éléments typiques de l’usine traditionnelle. Si vous allez chez Google ou Facebook, vous trouverez quelques dizaines de milliers d’ingénieurs. Amazon, de son côté, emploie plus d’un million de cols-bleus. C’est une entreprise-monde, qui marie aussi bien des éléments du xxe et du XXIe siècle, le salariat de masse et les nouvelles technologies, le territoire et le cloud, les axes routiers et les autoroutes de l’information.

Que va changer le départ de Jeff Bezos de son poste de PDG, après vingt-cinq ans aux manettes d’Amazon ?

Ça ne marquera pas une rupture forte dans la stratégie de l’entreprise. La machine est parfaitement huilée, les cadres à sa tête sont tous des « Jeff Bots », des clones biberonnés aux « 14 principes de leadership » que Bezos a édictés ; il n’a donc plus besoin d’être dans l’opérationnel. Bezos a pour habitude de résumer son rôle dans l’entreprise au fait de « prendre trois décisions importantes par jour ». En restant président du comité exécutif, il se réserve davantage de temps pour des projets plus personnels, comme Blue Origin, voué à la conquête spatiale, mais aussi pour développer une réflexion sur la prospective et la vision stratégique de l’entreprise, à trois, cinq ou dix ans.

Quels pourraient être les prochains développements de l’entreprise ?

D’abord la conquête de nouveaux territoires, et notamment l’Inde, où Amazon a beaucoup investi ces dernières années après avoir compris qu’il ne pouvait pas rivaliser avec Alibaba en Chine. Et celle de nouveaux secteurs d’activité : la production audiovisuelle, comme le montre l’achat des studios MGM ou la production d’une série autour du Seigneur des anneaux, la plus chère de l’histoire ; mais aussi la santé, l’assurance santé, la finance ou encore l’alimentaire, secteur dans lequel Amazon a encore des progrès à faire. Amazon a une ambition globale, celle de devenir l’entreprise totale vers laquelle le consommateur peut se tourner avec confiance pour ses moindres besoins. Mais, en poursuivant ce but, il se comporte souvent avec opportunisme en grignotant les marchés un par un, ou en rachetant des start-up grâce à son énorme trésor de guerre.

À quelles innovations peut-on s’attendre ?

Amazon dépose des brevets par centaines chaque année. Ces dernières années, on a déjà vu le lancement d’Amazon Go, des supermarchés sans caisses, ou d’Amazon Fresh, avec des caddies qui reconnaissent automatiquement vos achats. On peut penser que ces initiatives vont se multiplier à l’avenir dans certains endroits clés, comme les gares ou les aéroports. Amazon parie beaucoup sur l’intelligence artificielle pour créer un écosystème complet, efficace, dont vous n’avez pas besoin de sortir. Cela passe notamment par l’enceinte connectée Alexa, qui propose beaucoup plus d’applications que le Siri d’Apple, par exemple. Au Royaume-Uni, on peut déjà faire des prévisites médicales avec Alexa, en décrivant ses symptômes à l’assistant vocal, donc chez soi, et se laisser orienter par celui-ci. Amazon étudie aussi le paiement avec la paume de la main, ou encore le développement de la reconnaissance faciale, notamment dans une optique sécuritaire. Amazon a vendu des dizaines de millions de caméras Ring, ce qui lui offre le premier réseau de surveillance privée au monde.

Quid des innovations robotiques ?

Jeff Bezos a parié très tôt sur les livraisons par drone, mais celles-ci paraissent difficiles à mettre en œuvre. En revanche, on peut penser que les véhicules autonomes pourront être utilisés pour livrer des colis à moindre coût. Amazon emploie déjà un robot à six roues, Scout, dans quelques villes test pour effectuer des livraisons. Un autre robot, Vesta, est en développement pour servir d’assistant domestique. Enfin, Amazon investit massivement en vue d’avoir les entrepôts le plus connectés possible : en quelques années, Amazon est passé de 7 à 5 employés pour un robot, et ce ratio va continuer à se resserrer, pour que la présence humaine soit de moins en moins nécessaire dans ses entrepôts.

Cela voudrait dire licencier en masse…

Amazon a déjà lancé un programme de reconversion de ses salariés vers les métiers de la santé ou de l’éducation. Jeff Bezos a affirmé que la vocation des hommes n’était pas d’occuper les emplois pénibles, mais que le monde serait meilleur s’il y avait plus de médecins ou de profs – au moins un par enfant – rémunérés grâce à un revenu universel.

La croissance d’Amazon hors des États-Unis, et notamment en France, est-elle inexorable ?

La France est un cas à part, qui a beaucoup mieux résisté au développement d’Amazon que les autres pays occidentaux. Parce qu’Amazon a commencé par la vente de livres en ligne, et que la France disposait d’un réseau de librairies étendu et d’un concurrent sérieux avec la Fnac. Donc l’entreprise a pris du retard en France, mais elle est peu à peu en train de le rattraper : son maillage du territoire se resserre, avec l’ouverture d’un grand entrepôt par an ; elle a réussi à nouer un partenariat avec Casino et Monoprix autour de l’alimentaire ; et le nombre de ses abonnés Prime est en augmentation… La France est un marché singulier, mais Amazon a encore beaucoup à y gagner. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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