Ma formation commence un mercredi matin : trente et une personnes sont réunies dans une salle de classe sur le site logistique d’Amazon. « Vous allez effectuer un travail très physique, nous prévient notre instructrice. Vous allez sans doute vous agenouiller mille fois par jour, et je n’exagère pas. Fessiers en acier, nous voilà ! Compris ? »

Le boulot n’est pas très compliqué en soi : il s’agit de scanner la marchandise pour vérifier l’état de l’inventaire. Mais nous découvrirons très vite que notre entrepôt (le plus grand de tout le réseau Amazon, d’après notre formatrice, et comparable en taille à plus de dix-neuf stades de football réunis) est un véritable labyrinthe. Plus de trente-trois kilomètres de tapis roulants acheminent des paquets à travers le site. Ils font un fracas de train de marchandises et s’enrayent pour un rien. On nous recommande d’attacher nos cheveux et d’éviter les pulls noués autour de la taille qui risqueraient de se faire happer par les rouleaux des convoyeurs. Nos badges sont suspendus à des cordons rétractables afin d’empêcher tout risque de strangulation. Une sirène vagit non-stop par-dessus le vacarme ambiant. Quand je demande des explications à un collègue, il m’explique qu’une alarme vient d’être réparée mais qu’elle semble à nouveau bloquée.

Durant notre formation, nous apprenons également que notre usine est l’un des dix centres de distribution Amazon où est testée l’utilisation de robots « sherpas ». Ces engins orange pèsent plus de cent vingt kilos et ressemblent à des aspirateurs automatiques géants. Techniquement, ce sont des « unités motrices » mais, pour la plupart des employés, ce sont simplement les « Kiva », du nom du fabricant imprimé sur chacun d’eux en gros caractères d’imprimerie. Ils se déplacent à l’intérieur d’une immense cage sombre – après tout, les robots n’ont pas besoin de lumière pour voir – dans une zone appelée « atelier Kiva ». Leur mission : transporter des blocs de linéaires garnis de marchandises vers les postes de travail des humains, situés en périphérie de leurs cages. Personne, hormis les membres de l’unité « Amnesty », n’est autorisé à accéder à l’atelier Kiva, même quand les produits dégringolent des étagères. Les employés ne peuvent alors récupérer que les articles tombés à l’extérieur de la cage à l’aide d’une « perche de récupération Amnesty ». (Malgré ce nom pompeux, il s’agit en réalité d’un rouleau de peinture fixé au bout d’une perche d’un mètre cinquante. Chaque poste de travail est équipé du sien.) Quand je dis que j’ai bien envie de m’y essayer, on me répond que je vais devoir me montrer patiente : la manipulation de la perche de récupération Amnesty nécessite une formation particulière. J’ai déjà entendu tout et son contraire à propos de ces fameux robots Kiva. Ils incarnent soit le fantasme de tout expert de l’efficacité, une innovation censée libérer l’humanité des besognes exténuantes, soit le funeste présage d’une dystopie où le travail manuel deviendra obsolète et le fossé de séparation entre les riches et les pauvres, un abîme infranchissable.

La réalité, moins polémique et plus cocasse, est digne d’une version contemporaine des Temps modernes de Charlie Chaplin. Nos formateurs nous régalent d’anecdotes de robots indisciplinés. Comme le jour où les Kiva ont tenté de s’échapper par un trou dans le grillage. Ou la fois où ils ont essayé d’emporter une échelle sur laquelle était monté un employé. En de rares occasions, il a pu arriver que deux Kiva se rentrent dedans – alors qu’ils transportaient chacun trois cent soixante-quinze kilos de matériel – tels deux supporters de foot ivres. Parfois, ils font tomber des marchandises. Et parfois, même, ils les écrasent. En avril, une bombe de spray anti-ours (grosso modo, une bombe lacrymogène puissance industrielle) est tombée d’un linéaire pendant son transport et s’est fait rouler dessus par un autre robot. L’entrepôt a dû être évacué. Les infirmiers ont soigné sept ouvriers à l’extérieur. Un autre a été conduit aux urgences, en proie à des problèmes respiratoires.

En plus des robots rebelles, il nous est recommandé de faire attention au surmenage. « Préparez-vous aux courbatures ! » met en garde une affiche dans la salle. L’un de nos instructeurs nous explique d’un air goguenard qu’on peut s’estimer heureux d’avoir connu une bonne journée au travail « si on n’a pas dû avaler plus de deux cachets de Tylenol le soir ». Des distributeurs automatiques proposent des boîtes d’analgésiques génériques aux employés. Si vous préférez une marque précise, ou si vous carburez plutôt aux boissons énergisantes, vous pouvez aussi en acheter en salle de pause.

Nous avons ensuite droit à une visite guidée du bâtiment. Les murs sont ornés de fresques représentant la mascotte des entrepôts logistiques Amazon – un machin orange et cartoonesque surnommé « Peccy » – et ponctuées de slogans orwelliens comme « Tout problème est un trésor » ou « La variation, c’est l’ennemi, le secret c’est le takt time ». (Ce terme, dérivé de l’allemand, désigne en jargon industriel « la durée idéale de production d’un bien ». Il est utilisé pour réguler la cadence de travail.) Un immense calendrier révèle qu’à ce stade du mois de novembre, il y a eu au moins un « incident » par jour lié à des problèmes de sécurité. Notre guide nous désigne le « mur de la honte » où sont affichés les profils anonymes d’anciens travailleurs déshonorés. Chacun est illustré d’une image au format clipart : la silhouette noire d’un crâne barrée du mot « Arrêté » ou « Licencié » en lettres rouges. Un employé a volé des iPhone qu’il cachait dans ses boots à bouts métalliques. Un autre s’est fait prendre en train de manger de la marchandise au lieu de la ranger dans une alvéole (pour la somme de 17,46 dollars, précisait-on sur sa fiche). Le mot d’ordre est « discipline ». On nous demande de marcher le long de sentiers balisés au sol par du scotch vert ; si quelqu’un coupe un virage, notre guide le sermonne. Dans les toilettes, je découvre à l’intérieur de ma cabine un nuancier de couleurs allant du jaune pâle à un terrifiant rouge marron. La légende me propose d’identifier laquelle correspond le plus à celle de mon urine. Verdict : je ne bois pas assez d’eau. Je passe une semaine à l’entrepôt. La dissonance cognitive bat son plein. Avant chaque prise de poste, une manageuse guillerette âgée d’une vingtaine d’années et affublée d’une queue-de-cheval blonde gratifie d’un « Saaaluuut, les campeurs ! » notre groupe composé essentiellement de travailleurs âgés, pendant que son assistant nous montre des exercices d’étirement. Après quoi, je commence à scanner les codes-barres d’une myriade d’articles allant des godemichés (fabricant : « Cloud 9 », modèle « Delightful Dong ») aux kits de revêtement adhésif pour armes à feu de chez Smith & Wesson (texture lisse ou granulée) en passant par les cartes-cadeaux cinéma à 25 dollars (il y en a cent quarante-six au total, et il faut toutes les scanner).

Un jour, je vois un robot Kiva transportant un bloc de linéaires se diriger vers mon poste de travail. Des relents nauséabonds me sautent aux narines à son approche. Bizarrement, cette odeur m’évoque… la fac. Une fois sa cargaison déposée devant moi, je découvre dix-huit boîtes d’encens au patchouli attendant d’être scannées. Leur parfum m’imprègne les doigts. Je lutte contre la nausée, termine mon travail et appuie sur un bouton pour renvoyer le robot. Trois autres attendent déjà leur tour, rangés derrière lui telle une fratrie de labradors bien dressés. Tandis que le bloc d’étagères parfumées s’éloigne, un autre, frais et inodore, prend sa place. Hélas, cinq minutes plus tard, le robot patchouli revient. Je re-scanne toutes les boîtes d’encens et le renvoie une deuxième fois. Pour le voir revenir quelques minutes plus tard. Je me pose une question : puis-je m’appuyer sur cette expérience pour affirmer que les humains sont plus intelligents que les robots ? ou le robot me traite-t-il par le mépris en m’imposant de revérifier sans cesse mon travail, histoire de choisir le meilleur résultat entre les trois ? 

 

Extrait abrégé du livre Nomadland, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny
© 2019, Globe, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition française
© 2017 by Jessica Bruder

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