Amazon est-il un partenaire ou un adversaire des États ?

S’il le pouvait, Amazon ferait sans les États. Il ne les considère que comme l’une des contraintes avec lesquelles il a à composer, au même titre que le temps, la distance ou le prix – et cela vaut aussi pour le droit en général. Lorsqu’il évalue un pays, Amazon observe l’architecture de son système fiscal, de son système social, et se demande : « Comment est-ce que je peux optimiser tout cela ? » C’est la base de la philosophie de Jeff Bezos : Amazon ne se pose pas la question de savoir si ce qu’il fait est bien ou pas, juste ou non, mais si c’est ce qu’il y a de plus performant dans le cadre légal. Et pour cela, l’entreprise est conduite à optimiser son rapport aux États en jouant sur plusieurs tableaux : d’un côté, elle est fiscalement très agressive ; de l’autre, elle déploie une rhétorique de charme et insiste sur la création d’emplois dans le pays. En distinguant ces différents canaux, Amazon arrive à empêcher le décideur politique de voir le déséquilibre qui existe entre son action positive dans le pays – la création d’emplois et des entrepôts – et l’action destructrice – le chiffre d’affaires encaissé à l’étranger, non fiscalisé et hyperoptimisé. C’est la plus grande insulte faite par Amazon à la France et à l’Europe, cette tendance, à la télé et dans les journaux, à ne parler que des emplois qu’il crée et à être le plus flou possible sur les bénéfices engendrés.

Pourquoi autant de zones d’ombre, justement, pour une entreprise aussi célèbre, aussi puissante ?

Cela touche à la culture de cette entreprise, qui juge que pour être performant il ne faut pas tout dire – notamment parce que cela signifierait admettre des complexités dont elle peut avoir honte. Soyons honnêtes : fiscalement, Amazon ne triche pas. Mais il utilise tout ce qui est entre ses mains pour payer le moins d’impôts possible. Et quand vous cherchez à exposer ses schémas d’optimisation ou que vous publiez son chiffre d’affaires, Amazon va avoir tendance à mentir, ou à omettre des éléments, pour qu’on ne s’intéresse pas trop à son cas et qu’on soit tenté de changer les règles.

Concrètement, quel est le chiffre d’affaires d’Amazon en France, et quels impôts l’entreprise devrait-elle payer en conséquence ?

Il est très difficile de calculer ce chiffre d’affaires, car il est encaissé par plusieurs entreprises différentes, dont la majorité sont basées au Luxembourg. Mais on peut le recomposer à partir des éléments dont on dispose et en faisant des rapprochements, notamment au regard des parts de marché d’Amazon. Dans une note publiée le mois dernier, j’estime le « vrai » chiffre d’affaires d’Amazon en France à 13 milliards d’euros annuels, avec un bénéfice de 800 millions, qui aurait dû entraîner un impôt sur les sociétés de 200 millions d’euros – une somme aujourd’hui soustraite au fisc français. J’ai interpellé le directeur d’Amazon France pour lui demander de confirmer ou de contester ces chiffres. Il ne l’a pas fait, l’entreprise se réfugiant derrière cette formule : « Nous ne souhaitons pas commenter les informations concernant notre chiffre d’affaires, les déclarations faites à ce jour étant suffisamment claires de notre point de vue. » J’en conclus que le calcul est juste.

Mi-mai, la justice européenne a donné raison à Amazon contre la Commission européenne, en validant les rabais obtenus par Amazon au Luxembourg. Est-il impossible d’imposer à Amazon une régulation fiscale ?

Dans chaque aire géographique, Amazon identifie les meilleurs cabinets d’avocats existants, puis le meilleur partenaire étatique. Il noue ensuite une relation très forte avec eux afin de développer le meilleur dispositif pour accueillir sa fiscalité régionale. En Europe, l’entreprise a fait le choix du Luxembourg ; aux États-Unis, du Delaware. Et cette politique lui permet d’obtenir d’incroyables rabais fiscaux, qui se sont encore accrus aux États-Unis sous Donald Trump. D’où la boutade de Joe Biden selon laquelle Amazon paie désormais moins d’impôts fédéraux qu’une institutrice.

Où en sommes-nous des efforts d’harmonisation fiscale des grandes multinationales, dont Amazon ?

Depuis le début de l’année, nous avons plus avancé en trois mois qu’en sept ans. Pourquoi ? Parce que les États-Unis, qui avaient activement saboté l’intégralité des négociations à l’OCDE depuis 2015, ont changé d’orientation politique. Joe Biden a remis sur la table le sujet de l’imposition minimale internationale des sociétés en proposant un taux de 15 %, plutôt que les 21 % évoqués jusque-là. Cette proposition permettrait de faire sauter immédiatement tous les paradis fiscaux et les fameuses relations particulières dont je vous parlais. Si le Luxembourg veut rester dans le jeu mondial, il va devoir signer cet accord fiscal qui sera négocié à l’OCDE avec tout le monde. Ça ne veut pas dire que tout sera réglé, car il y a plusieurs façons de faire de l’optimisation fiscale. Mais on en ferait au moins sauter une. Le deuxième volet, plus pressant, plus complexe aussi, dans la négociation au sein de l’OCDE, porte sur les prix de transfert et la nationalité du chiffre d’affaires et des bénéfices.

C’est-à-dire ?

Avec le numérique, le chiffre d’affaires d’une entreprise peut être encaissé dans un pays différent de celui du client. Si moi, Mounir Mahjoubi, j’achète depuis Paris un service qui est opéré par une start-up aux États-Unis, pour quelle raison demanderait-on à cette start-up de payer des impôts en France ? Si c’est une petite boîte, l’impact est minime, et ce sont les États-Unis qui encaissent, point. Sauf qu’avec les géants de l’Internet, ce raisonnement ne tient plus. Quand vous avez une entreprise qui représente jusqu’à 20 % ou 30 % du chiffre d’affaires de toutes les ventes faites en ligne dans un pays, vous ne pouvez pas accepter que ces sommes puissent se volatiliser. Pour avoir conquis cette part de marché, il a bien fallu que cette entreprise soit présente dans votre pays. C’est pourquoi l’on cherche actuellement à se mettre au plus vite d’accord entre pays pour trouver des clés qui permettront d’identifier nationalement les ventes, et donc les chiffres d’affaires produits.

Un impôt minimum de 15 % sur ses bénéfices aurait-il un impact important sur Amazon ?

Amazon, c’est bizarre à dire, est désormais obligé de faire des bénéfices. Pendant vingt ans, l’entreprise a réinvesti ses revenus de manière à présenter en permanence une situation de déficit, mais ceux-ci sont aujourd’hui tellement importants que c’est devenu impossible. Il n’y a plus assez de projets, d’idées ou de pays dans le monde pour investir tout cet argent. Il lui faut donc accepter d’en gagner. Et les prévisions de bénéfices pour 2021 sont gigantesques. Que changerait une imposition de 15 % ? En 2018, l’impôt mondial effectif moyen de tous les GAFA était de 13 %, et celui d’Amazon, spécifiquement, de 11 %. Donc avec 15 %, l’imposition d’Amazon augmenterait légèrement. Mais l’évolution la plus importante serait la répartition entre les pays : tous les pays qui sont aujourd’hui privés de recettes fiscales sur les bénéfices d’Amazon, comme la France, seraient automatiquement gagnants.

Joe Biden envisage de nommer Lina Khan, farouche opposante d’Amazon, à la tête de l’agence américaine de la concurrence. Amazon peut-il redouter une procédure antitrust ?

C’est une vraie crainte, surtout aux États-Unis, où Amazon Prime a un taux de pénétration incroyable auprès de la grande majorité des foyers américains. On a même des familles avec plusieurs comptes Prime, tant ces comptes sont personnalisés ! Il y a donc une position dominante d’Amazon, laquelle lui confère un avantage compétitif incroyable. Reste à savoir si l’entreprise abuse de cette position… C’est plus flagrant aux États-Unis qu’en France, où la question de la fiscalité reste la plus pressante, mais c’est tout de même problématique dans le cas des « places de marché » où officient des PME. J’avais créé en 2018 une charte de bonne conduite qu’Amazon avait été la seule plateforme à ne pas signer. Aux États-Unis, Amazon est coupable sur sa place de marché de pratiques peu recommandables, comme le remplacement des entreprises  clientes de sa plateforme  : elle identifie sur la place de marché les produits qui se vendent le mieux, et se met elle-même à les produire et à les vendre en son nom, avec des quantités telles qu’elle peut casser les prix. Là, Amazon se comporte comme un ogre, qui abuse du système pour être le concurrent vorace de ses propres clients. C’est encore anecdotique en France, mais plusieurs PME m’ont déjà alerté sur le fait que cela commençait à arriver.

Vous évoquiez une « rhétorique de charme » au sujet de l’emploi : quelle est la réalité des emplois créés par Amazon en France ?

Amazon a besoin, pour que son modèle tienne, d’opérer une partie des livraisons. Donc que La Poste, qui est son premier partenaire en France, ne livre qu’une partie des colis ou parfois ne livre que le fameux « dernier kilomètre ». Mais Amazon peut aussi faire pression sur les élus en leur disant : « Si les conditions que vous me proposez ne sont pas favorables, je maintiendrai mes entrepôts de conditionnement et de transports intermédiaires à la périphérie de votre pays ou de votre région. » Et le dialogue tient alors autant du charme que de la menace. La promesse d’Amazon, c’est la création de milliers d’emplois, notamment dans les territoires où il y en a le moins puisque l’entreprise s’installe là où le mètre carré est le moins cher. Ces emplois lui permettent de s’arroger une part de marché. Mais comme Amazon ne paie pas d’impôts, il ne compense pas tous les emplois détruits dans les entreprises à qui il a pris cette part de marché. La réalité, c’est que pour chaque emploi créé par Amazon en France, deux sont détruits. Ou du moins, deux n’ont pas été créés, qui l’auraient été si cette part avait été occupée par une entreprise française. Fnac-Darty, par exemple, paie plus d’impôts, crée beaucoup plus d’emplois, et encaisse pourtant beaucoup moins de chiffre d’affaires. Voilà pourquoi il ne faut pas faciliter l’installation d’Amazon en France.

Et pourtant l’entreprise a prévu de multiplier les entrepôts dans le pays. La bataille est-elle déjà perdue ?

Non, à la fin, le décideur politique a toujours le dernier mot. La question, c’est à quel moment il ouvre les yeux et décide de mettre un frein. Amazon veut devenir le marché unique, le marché de tous les marchés. À nous d’agir et de prendre les décisions nécessaires.

Au niveau européen, le Digital Markets Act actuellement porté par Thierry Breton pourrait constituer une révolution en donnant aux pays de l’Union les outils pour réguler les entreprises numériques, avec un impact aussi puissant que le RGPD pour les données personnelles. On mesure d’ailleurs la force de ce texte à l’argent et au lobbying déployé par ces géants pour le dénaturer. Mais je suis confiant : leur stratégie d’épuisement échouera et nous conserverons un texte puissant, à même d’apporter un peu de justice et de concurrence dans ce secteur. 

 

Propos recueillis par J.B.

 

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