Au début d’Internet, en 1994, quand l’aventure du World Wide Web ressemblait à l’intrigue d’un roman d’Umberto Eco, Bill Gates s’était rendu célèbre en achetant, pour 20 millions de dollars, une bible de Gutenberg. Geste qu’on avait alors plutôt salué, sans savoir s’il relevait de l’ironie ou du témoignage de respect, de la reconnaissance ou de la provocation : ce qui faisait alors de Bill Gates l’homme le plus riche du monde, c’était à peu de chose près qu’il était l’éditeur du logiciel Word. Lui aussi, à sa manière, c’était quelqu’un qui faisait des livres.

Le monde du livre, si présent au début d’Internet, dont l’architecture doit à peu près tout à celle des bibliothèques et aux réflexions menées par les documentalistes sur l’art de classer leur contenu, aura ainsi naturellement fourni à l’ambitieux Jeff Bezos le modèle d’une marchandise idéale – justement, car le livre aura été l’un des premiers produits qu’on aura normalisés et indexés.

Et pour les gens de ma génération, qui ont connu les remous des anciens modems à l’embouchure du grand fleuve et qui ont vu se perdre quantité d’aventuriers dans les mauvais affluents de la bulle de l’an 2000, Jeff Bezos reste cet aventurier qui découvrit la vraie source de l’Amazon – une source incontestablement livresque. Et Amazon demeure pour nous un libraire en ligne.

L’erreur d’appréciation est totale : notre Percy Fawcett avait découvert, mieux que la cité perdue de Z, un filon d’or d’inépuisable. Et si tout avait commencé avec quelques livres, ceux-ci étaient, pour lui, déjà les pavés d’or qui couvrent, selon la légende, les rues d’Eldorado.

Si la bible de Gutenberg, propriété de Bill Gates, est le premier des livres modernes, Jeff Bezos a rassemblé toute sa descendance : Amazon a plus de références en stock que la bibliothèque du Congrès. Mais les livres modernes, c’est justement ce qui les caractérise, ne sont pas des exemplaires uniques. Et il est vertigineux de comparer la capitalisation boursière d’Amazon à la valeur totale du marché du livre. Elle est dix fois supérieure. Ce qui veut dire, scénario légèrement paranoïaque, que Jeff Bezos pourrait racheter tous les exemplaires en circulation de tous les livres du monde. J’ai déjà reçu, d’ailleurs, une proposition de rachat, pour un livre qu’il m’avait négligemment vendu – un livre du philosophe Carnap sur l’entropie. Comme s’il s’était aperçu, soudain, qu’il lui manquait précisément celui-ci. J’ai refusé son offre, et je le garde précieusement : c’est désormais le plus précieux de ma bibliothèque, ainsi que le plus incompréhensible, soit dit en passant.

Jeff Bezos pourrait racheter tous les livres du monde, et notre vieille allégorie de l’infini sous la forme d’une bibliothèque apparaît soudain périmée. D’ailleurs, cela fait longtemps que notre ancien libraire opère plutôt, dans le registre allégorique, sur la représentation suivante de son immensité nauséeuse : celle des singes dactylographes qui, à force de taper n’importe quoi, finissent fatalement par rédiger le Hamlet de Shakespeare. Car c’est aujourd’hui sur la data elle-même que règne Jeff Bezos, qui, à défaut de singes, a massivement investi dans leur équivalent moderne que sont les fermes de serveurs. Serveurs dont il s’est même plu à proposer quelques versions humaines, avec un service de « Turcs mécaniques » – autrement dit, d’intelligences humaines payées pour effectuer les tâches élémentaires pour lesquelles les IA s’étaient avérées provisoirement incompétentes. 

Comme si le libraire, après avoir asséché le marché du livre, s’était soudain mis en tête de faire lire directement des données brutes à ses anciens clients – ou des données structurées, sous la forme des séries ou des films mis à la disposition des abonnés d’Amazon Prime, abonnés qui n’étaient à l’origine que ses meilleurs lecteurs, pressés de découvrir dès le lendemain la suite du livre qu’ils venaient de finir.

Et s’il y a un point sur lequel Amazon se refuse obstinément à rompre avec ses origines livresques, c’est dans les rapports, de plus en plus évidents, qu’entretient son fondateur avec le sentiment de la mélancolie, sentiment éminemment livresque, qui a longtemps pris la forme mallarméenne d’un héros ayant lu tous les livres, ou les ayant tous achetés, et qui contemple soudain, avec une concupiscence inquiète, au-dessus du dernier étage de sa bibliothèque, les constellations mortes du ciel comme le support d’un possible récit d’aventures inédit. Car les ambitions spatiales de Jeff Bezos, suite logique et babélienne de son projet livresque, se résument à cela que le plus grand libraire du monde n’a plus qu’un seul livre à son catalogue, un livre dont il serait le pâle et triste héros – héros mallarméen encore d’une histoire de livre unique, de coup de dé et de naufrage, peut-être. Car à ce monde, beau comme un supermarché, du commerce en ligne répond le rêve lunaire de cet empereur qui ne sait plus rêver, par-delà l’embouchure de son fleuve, que d’un océan de poussière. 

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