Tu es refuge
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Toi, vaste étendue inculte et humide, à flore rare, intriquée de ronces et de roseaux, toi et tes chicots jaunis, secs, mais jamais morts, devenus autant de perchoirs prisés des chorales de hiboux en voie de disparition, de chouettes rayées et de huards, toi ma zone liminaire imprenable, façonnée de boues mouvantes et de débordements d’humeurs, toi dont je vénère la nature liquide et instable, calquant à ma manière le caractère sauvage magnifiquement indomptable.
Je voulais te dire que j’aime même toute cette mauvaise presse qu’on t’a fait subir, ces mauvaises langues qui ont su traverser les âges, ta réputation d’hôte de feux follets, d’essaims de sanguinaires, de plantes carnivores, d’odeurs pestilentielles, comme si tu méritais tous ces anathèmes propres à une sorte de malédiction, tout cet imaginaire de contrée pourrie, de territoire honni, parce qu’on te trouvait, à chaque nouvel assaut, au fond, impropre à toute forme d’emprise.
Sur tes rives belles et changeantes, grand marécage, j’ai posé les genoux, me suis faite échantillon, moi qui ne suis à l’aise et heureuse qu’en statut faunique minoritaire : lorsque parmi plus de bêtes et de bestioles que de mes frères.
Lentement, cet art de vivre au plus près de tes marais d’eau douce est devenu politique.
Tu n’as pas de nom, beauté sans nom. Mais j’ai la chance de vivre malgré la dystopie de l’époque, au bord de ton lit protégé par le ministère de l’Environnement du Québec, la chance, oui, de vivre près d’un ruisseau chantant que j’entends en toute saison, mais où je n’ai jamais trempé les pieds ni osé me baigner.
Tu n’appartiens à personne et, pourtant, l’on te protège de très loin.
Lors de mon premier été caniculaire ici, dans les Cantons-de-l’Est, au sud de la province, par un temps d’incendies de forêt et de cendres sur l’épiderme comme dans les bronches, j’ai tenté de m’approcher de ton torrent audible, puis de tes filets, pour ressentir ce soulagement du toucher d’une eau pure délestant ma peau de la tragédie sylvestre ravageant le Nord, mais à chaque foulée, presque, vers tes remous, j’ai perdu l’équilibre et mes bottes de pluie, une à une, dans la boue.
Il y a, chez toi, des milliards de migrants et d’âmes naissantes
Dès les premiers abords, c’est vrai, j’avais ressenti une retenue instinctive, cette peur très primitive de me voir tomber là, de tout mon long dans la vase, d’être avalée en secret, de m’enfoncer toujours plus creux dans le ventre de ton marais, pour y rester captive, m’inscrivant dans la lignée des corps préservés des millénaires durant, momifiés par la chimie des eaux calmes, acides, sans courant.
Le danger en ces lieux, un simple pas de côté dans la tourbière humide roussie de soleil, me tient à la fois en respect et en joie. Marécage impénétrable, je t’aime comme cela, t’observant à distance, du haut de mes fenêtres et de ma terrasse de bois, comme si j’étais moi aussi perchée à ma branche favorite, et qu’il ne m’était donné que de visiter en rêve le contour de tes tourbières, les archipels en ton ruisseau central et le dédale de tes marais éphémères, en rêve ou à force de m’aiguiser les sens de patience : l’ouïe fine lorsque le vent tombe, tard le soir ; la vue haute qu’ont les rapaces qui planent au-dessus de ta manne, à midi.
Je ne l’entends guère, mais le devine, ton frétillement intérieur : tu es pouponnière. Il y a, chez toi, des milliards de migrants et d’âmes naissantes. Rainettes crucifères, rainettes faux-grillons, salamandres, grenouilles vertes, ouaouarons. Ce n’est plus un secret pour moi, ni même pour le gouvernement, tu es refuge. Tige d’avenir, gage fécond.
Fut une période où mes bouffées d’air frais hors de ma Montréal natale, ces voyages longuement fabulés, prémédités, le temps de grandir puis d’économiser, prenaient la forme d’ascensions de tel ou tel sommet peu fréquenté, de randonnées en forêts anciennes à l’autre bout des continents. Des Alpes aux séquoias géants. Des pitons des Neiges et de la Fournaise aux monts Uapishka dans le Nord québécois, en passant par le sentier péruvien des Incas. Petite, je rêvais de voir la nature déployée en toute grandeur. Livrée, mais entièrement à ma vue, à mes sens.
Devenir mère a inversé ce penchant voyeur. Depuis la naissance de Flora, j’arpente et vois le monde à sa hauteur d’enfant, fascinée par l’infiniment minuscule, fragile et lent. Ces lichens qu’on effleure de l’ongle, ces champignons que l’on dessine plutôt que de les cueillir, ces vies qu’on choisit de laisser libres et non plus de capturer pour les regarder de plus près. Ce marécage qui me borde, je l’aime de loin, telle une terre inviolable, une nature qui n’appartient à personne, et justement, c’est parce que personne ne s’y aventure, qu’elle vit aujourd’hui encore sous le joug d’une douzaine de grands hiboux.
Ma fille et moi vivons certes au bord de l’eau, mais nous laissons tranquille cette petite parcelle devant nous, et en retour, nous recevons symphonies du soir à nous tirer larmes des yeux. Larmes d’émerveillement et d’espoir que les choses vont déjà mieux. Quand les coyotes reviennent pour caracoler et qu’ils se relancent d’une rive à l’autre.
À qui appartient la nature ? À personne en particulier, mais certainement à elle-même et à tous ceux qui sont de passage. Humains bienveillants. Faune en puissance.
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