Jean Castex le sait : en 600 jours, il n’a guère le temps de marquer l’histoire. Mais en a-t-il seulement l’envie ? À écouter ses déclarations sobres, factuelles, terre à terre, on devine que ce n’est ni son aspiration ni sa mission. « Dans un pays qui excelle dans le débat d’idées, parler d’exécution, de mise en œuvre, d’efficacité opérationnelle, peut sembler trivial », ironisait-il, dès son premier discours devant l’Assemblée nationale. « C’est une affaire entendue : l’intendance suivra ! Or, depuis longtemps, l’intendance ne suit plus. »

Provincial revendiqué, le « bon sens » en bandoulière, Jean Castex est là pour réconcilier les Français avec la politique, jugée trop bavarde et peu efficiente. Pour la seconde partie de son quinquennat, Emmanuel Macron a choisi cet homme à l’accent du Gers, au physique passe-partout, maire d’une petite ville des Pyrénées-Orientales, pour cicatriser les blessures de la crise des Gilets jaunes. Pour suturer les plaies béantes entre « les élites parisiennes » et la « France délaissée ».

Humilité, connaissance de la France et des dossiers : Jean Castex fait penser à Antoine Pinay. Ce « monsieur Tout-le-monde », devenu chef du gouvernement en 1952 : « L’on n’attend du nouveau président du Conseil ni l’éclat des grands projets ni la fulgurance des vastes ambitions. […] Notable issu d’un lent processus d’ascension sociale, fidèle à ses attaches provinciales, sa carrière politique a suivi avec une régularité exemplaire toutes les étapes du cursus honorum de l’État républicain. Son ascension au pouvoir s’est faite sans hâte, sans manifestation d’ambition intempestive et dans le respect le plus strict des institutions en place. » Ainsi Antoine Pinay est-il décrit par Raoul Girardet, dans son célèbre Mythes et mythologies politiques, dans le chapitre consacré à… la figure du sauveur !

Castex, sauveur du macronisme ? En tout cas, son garde-fou. Difficile d’imaginer l’actuel Premier ministre, ancien conseiller départemental, plaider pour l’abaissement des limitations de vitesse sur les routes de campagne – cette mesure des « 80 kilomètres/heure », voulue par Édouard Philippe, qui a cimenté les premiers groupes de Gilets jaunes. Le cursus honorum de Jean Castex (maire, conseiller départemental, conseiller régional, tout cela dans une zone éloignée des grands centres urbains) paraît un antidote à l’isolement et à la déconnexion qui frappent l’Élysée. Ironie de l’histoire : avant d’être élu, Emmanuel Macron dénigrait ce type de parcours électif, en le décrivant comme « le cursus honorum d’un ancien temps » (septembre 2015). Une crise plus tard et des points de popularité en moins, l’expérience du terrain est manifestement une valeur en hausse en macronie.

Pour autant, l’autonomie politique de Jean Castex reste faible. Il n’a pas d’attaches partisanes (il a rendu sa carte des Républicains). Il possède peu de relais parmi les députés (le mot « castexistes », d’ailleurs, n’existe pas). Et le président a pris soin de priver son Premier ministre de toute velléité d’indépendance. À Matignon, le directeur de cabinet n’est autre que Nicolas Revel, un proche du chef de l’État. Le message est clair : dans les vingt mois qui nous séparent de la présidentielle, aucune interférence ne doit nuire au leadership d’Emmanuel Macron. Avec Édouard Philippe, Emmanuel Macron absorbait l’essentiel de l’impopularité, mais n’exerçait pas la totalité du pouvoir. Avec Jean Castex, il souhaite que ce soit l’inverse. Tout le pouvoir à l’Élysée et l’impopularité partagée !

Réputé habile négociateur, l’ex-« Monsieur Déconfinement » doit contenir les humeurs d’une France lasse et agacée. Et mettre en lumière les réussites du quinquennat sans faire d’ombre au président. Voici le cap du vaisseau gouvernemental jusqu’à 2022 : « Souquez ferme, mais pas de vagues. » Pendant que l’hôte de Matignon aplanit les « malentendus » avec les syndicats, les collectivités locales et tous les corps intermédiaires essorés par trois années de « verticalité », Emmanuel Macron, lui, regarde vers l’horizon. Il compte, en cette seconde partie de mandat, assumer à plein son domaine réservé : les affaires étrangères et la défense. À l’inverse des choix de politique intérieure, qui clivent et hystérisent, les décisions de politique internationale rassemblent et grandissent. Jacques Chirac ne fut jamais plus populaire qu’après son refus d’entraîner la France dans la deuxième guerre du Golfe. Est-ce à cela que pense Emmanuel Macron, quand il se porte au secours de la Grèce, en proie à l’hostilité turque en méditerranée orientale ? Mais aller secourir le voisinage n’est possible que si son propre domicile est bien gardé – voici la mission de Jean Castex.

Cela dit, dépeindre l’ex-maire de Prades (6 000 habitants) en aimable concierge de la maison France, lisse et empathique, serait injuste. Derrière l’image du haut fonctionnaire neutre et non partisan, Jean Castex dévoile un corpus idéologique : celui de la droite. Ses premiers mots, au 20 heures de TF1, furent « l’autorité » et « la laïcité ». Un diptyque auquel il ajoute la liberté économique. Politiquement, Jean Castex ne vient pas de nulle part et il sait où il va. Il s’agit pour lui de consolider l’évolution de l’électorat macroniste.

D’abord de centre gauche, au début du quinquennat, il se trouve désormais au centre droit et à droite, comme l’ont révélé les élections intermédiaires. La mission du Premier ministre est de conserver ce socle. Et de l’élargir au-delà des grandes métropoles. Ce qu’Emmanuel Macron, par ses maladresses et ses provocations, a échoué à faire.

Même s’il convient de se méfier des manichéismes, la complémentarité entre les deux hommes semble évidente. Si l’on était aux États-Unis, elle susciterait sans doute une alliance, un « ticket » pour remporter la prochaine élection présidentielle. Pour 2022, il faudra d’ailleurs au moins cela. Car jamais, sous la Ve République, un chef de l’État n’a été réélu, sauf période de cohabitation. Alors permettre la victoire d’Emmanuel Macron, pour Jean Castex, ce serait… faire l’histoire. 

 

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