Se faire élire, aujourd’hui, est trop souvent la voie la plus directe et la plus sûre vers la détestation. À la question posée par le 1 : « Six cents jours pour quoi faire ? » s’en ajoute une autre : « Peut-on encore gouverner ? » Quelle folie que notre vie politique, tout entière tournée vers l’élection présidentielle qui, à son tour, fait tourner toutes les têtes – les meilleures et les autres. Deux ans avant l’échéance, malgré le Covid, malgré les difficultés, avant même tout projet digne de ce nom, c’est la seule question qui vaille : qui sera le prochain dalaï-lama français, qui viendra enfin nous guérir des écrouelles ? La personne ainsi envoyée par la providence n’échappera pourtant pas au sort de ses prédécesseurs : au bout de quelques mois, peut-être au bout d’un an, elle sera impopulaire, puis abhorrée, les qualités adorées hier seront moquées et méprisées. Le rythme de la carbonisation politique s’accélère en même temps que son degré s’intensifie. Curieuse et courageuse idée, au fond, que de se présenter à des fonctions désormais aussi détestées.

Tout n’est certes pas nouveau sous le soleil. La « fièvre hexagonale » décrite par Michel Winock ne date pas d’hier : Charles de Gaulle n’échappa-t-il pas de justesse à la mort, au Petit-Clamart, sur fond de haine politique et d’histoire tragique ? La nouveauté résulte de la conjonction de plusieurs phénomènes : une impuissance publique persistante face aux grands défis et aux attentes, au demeurant contradictoires, des citoyens – impuissance que postures et déclarations chaque jour plus martiales révèlent plus qu’elles ne cachent ; une détresse économique et sociale profonde et réelle dans des pans entiers de la population, et une inquiétude croissante de déclassement, y compris dans les classes moyennes ; une volonté accrue de participation sur tous les sujets, parfaitement légitime à condition de ne pas conduire à des simplifications extrêmes ; une fragmentation de nos sociétés – le fameux « archipel français » appréhendé par Jérôme Fourquet – où coexistent des manières de voir et de vivre inconciliables, faute de vrais lieux de débat public, d’appropriation de l’intérêt général et d’émergence de compromis forts ; un abaissement continu et préoccupant du langage et des rapports humains. Avec, à l’arrivée, une violence politique croissante, des agressions verbales et physiques d’élus, une pénétration de la haine jusque dans leur sphère privée, avec des intrusions dans certains domiciles et des tirs à balles réelles sur des maisons. Même les maires, élus de proximité aimés des Français, ne sont plus à l’abri. Évolution terrible, car quelle démocratie digne de ce nom peut vivre longtemps sans le plus grand nombre possible de femmes et d’hommes sincèrement engagés au service de leurs concitoyens ?

Avec ou sans mandat, que faire, comment penser et agir en citoyen libre et responsable lorsqu’une époque est aux portes du mandat impératif ? Comme souvent, la littérature offre quelques voies à suivre à tous ceux qui aiment leur pays mais qui, dotés d’un minimum de vie intérieure, ressentent la tentation légitime, presque naturelle, du pas de côté, un peu plus loin, un peu plus à l’écart du fracas du monde. Pas forcément aussi loin que des Esseintes qui, sous la plume de Huysmans dans À rebours, choisit le retrait absolu, au milieu de sa bibliothèque aux livres magnifiquement reliés, au point de ne plus supporter même la simple idée de voir ni d’entendre qui que ce soit. Plutôt en méditant les réflexions de Stefan Zweig, lorsqu’il décrit, dans Le Monde d’hier, l’inexorable montée de la haine avant 1914 : « Peu à peu […] il devint impossible d’échanger avec quiconque une parole raisonnable. Les plus pacifiques, les plus débonnaires étaient enivrés par les vapeurs de sang. Des amis que j’avais toujours connus comme des individualistes déterminés, voire comme des anarchistes intellectuels, s’étaient transformés du jour au lendemain en patriotes fanatiques […]. Toutes les conversations se terminaient par des phrases aussi sottes que celle-ci : "Qui ne sait haïr ne sait pas non plus aimer vraiment", ou encore par de grossières accusations […]. Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que dureraient la fièvre et le délire des autres. Même vivre en exil n’est pas si terrible que vivre seul dans sa patrie. » Les lecteurs de Roger Martin du Gard peuvent dans le même état d’esprit passer des Thibault, engagés aux côtés de Jacques dans la lutte historique, au Lieutenant-Colonel de Maumort, retiré en terre normande – et dans la contemplation.

En ces temps incertains, peut-être convient-il de garder dans un coin de sa mémoire un beau récit – court roman ou longue nouvelle – de Cesare Pavese. À l’abri de la tourmente, Corrado vit une vie simple et paisible dans La Maison sur la colline, sans prendre parti dans une Italie où règne la violence fasciste. Il devient pourtant ami avec un groupe de jeunes engagés contre le fascisme, et lorsque l’étau des autorités se resserre sur eux, il se voit confronté à un choix aussi simple que terrible pour lui : continuer à jouir de la douceur de vivre sur sa chère colline, ou prendre le rude chemin de l’action, parce qu’au-delà de lui, l’essentiel est désormais en cause.  

 

 

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