En France, l’élection présidentielle s’apparente de plus en plus à un exercice de tir aux pigeons. Tous les cinq ans, l’opinion s’échauffe et soupèse une dizaine de volatiles, afin de choisir celui qui lui semble le moins mauvais pour gouverner le pays. L’oiseau placé sur le trône est alors adoré pendant un temps de plus en plus court, avant d’être plumé rituellement et remplacé selon un tempo de plus en plus rapide.

L’accélération du cycle illusion-déception pose la question du temps de l’action politique, qui se réduit comme peau de chagrin : depuis l’instauration du quinquennat en 2000, les fins de mandat s’apparentent à une fuite en avant vers une réélection devenue impossible, et donc vers l’alternance. Interroger les deux dernières années d’un quinquennat au regard de l’histoire politique des vingt dernières années, c’est mesurer la faiblesse des réformes entreprises, voire l’immobilisme d’une action qui se cantonne souvent à la gestion des affaires courantes et des crises qui ne manquent pas d’abîmer cette période le plus souvent mouvementée.

La fin du second mandat de Jacques Chirac fut un modèle du genre, au point qu’il avait été qualifié a posteriori de « roi fainéant » par Nicolas Sarkozy. L’agitation de ce dernier entre 2010 et 2012, alors occupé à gérer les conséquences de la crise financière mondiale, n’avait pas non plus produit de résultats probants, hormis un surcroît d’hystérie dans le débat public. François Hollande, pour sa part, avait souhaité poursuivre ses réformes jusqu’au bout. Mais on retient surtout de la période post-attentats la descente aux enfers que furent en 2016 la tentative avortée de constitutionnalisation de la déchéance de nationalité pour les auteurs d’attentats terroristes, la réforme du Code du travail menée par Myriam El Khomri et l’utilisation très contestée du 49.3 par le gouvernement de Manuel Valls, autant d’éléments qui avaient fini de ruiner les chances de réélection du chef de l’État.

Miné par une popularité faible, une majorité parlementaire désorientée, un Premier ministre sans réelle assise politique, un climat de défiance généralisée vis-à-vis des institutions renforcé par la crise du Covid-19, Emmanuel Macron sera-t-il en mesure d’échapper au destin de ses prédécesseurs ? À ce stade, rien ne permet de le penser. Le risque est grand que les réformes dans les 18 mois à venir se limitent à des effets d’annonce visant à fourbir les arguments d’une réélection en 2022. À moins qu’une seconde vague de l’épidémie ne mette au pas l’action gouvernementale, du moins jusqu’à ce que ne se réactive la mécanique implacable, cannibale et assourdissante de la prochaine échéance présidentielle. On mesure bien aujourd’hui que, indépendamment du choix du président, la VRépublique est entrée dans une logique structurelle d’épuisement du pouvoir par la tête et d’accentuation de la distance, du dégoût, voire de la haine, suscités par l’autorité politique auprès d’une grande partie des citoyens.

D’où une question récurrente : et si le problème ne venait pas du choix du président mais du jeu institutionnel lui-même, qui, depuis 1962, focalise l’attention de tout un peuple sur la désignation de son chef ? La question n’est évidemment pas nouvelle. Dès la mise en place de la Ve République, le plus célèbre de ses opposants, François Mitterrand – qui deviendra plus tard le plus illustre de ses défenseurs – tirait à boulets rouges sur un régime présidentiel au potentiel tyrannique dans un essai resté célèbre, Le Coup d’État permanent, paru en 1964. Mais alors que la VIe République a pu dans le passé, notamment à gauche, mobiliser débats et réflexions passionnés, la question institutionnelle est aujourd’hui au point mort.

Plusieurs facteurs expliquent cet immobilisme. Le premier tient au consensus du personnel politique sur le système présidentiel. De nombreuses commissions ont certes été formées pour réfléchir à l’évolution du système politique, de celle dirigée par le juriste Georges Vedel en 1992 jusqu’à la plus récente, en 2014-2015, à l’initiative de Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, et de l’historien Michel Winock, sans oublier la commission Balladur qui avait conduit à la dernière révision constitutionnelle en juillet 2008. Mais les différents candidats à la fonction suprême, alléchés par les pouvoirs conférés au président de la République – quasi sans équivalent sous un régime démocratique – peinent toujours à envisager sa réforme.

Deuxième problème : les institutions divisent. Elles opposent les défenseurs du statu quo et les réformateurs, mais aussi les partisans d’une éventuelle réforme entre eux. Il y a ceux qui ambitionnent un retour au parlementarisme pour mettre fin à la monarchie présidentielle et ceux qui, au contraire, rêvent de clarifier l’exercice du pouvoir exécutif en affirmant plus encore les prérogatives présidentielles. Et les défenseurs les plus acharnés d’un rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement butent sur une difficulté majeure : comment imaginer supprimer l’élection présidentielle, alors même que celle-ci est la dernière qui passionne les Français et les mobilise ? Sans compter qu’une limitation des pouvoirs du chef de l’État ne garantirait en rien le retour de la confiance politique envers le Parlement, lui aussi largement visé par la défiance populaire dans le cadre d’une crise globale de la démocratie représentative. Dernière difficulté : les institutions ennuient l’opinion, qui les connaît et les comprend mal, et pour qui les fins de mois ou la fin du monde sont plus essentielles qu’une réflexion sur des articles de la Constitution.

Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une question primordiale et que la remise à plat des règles qui régissent l’élection du président de la République et le fonctionnement du pouvoir en France pourrait, dans les mois à venir, redevenir un enjeu politique majeur. D’abord parce qu’une partie de la gauche, à commencer par les écologistes – mal à l’aise avec la culture des chefs – se remet à critiquer un système qui par ailleurs les défavorise politiquement, et que ce mouvement d’opinion rencontre une partie des aspirations à l’horizontalité politique portées par les Gilets jaunes en 2018 et 2019. Ensuite, parce que les arguments sont de moins en moins convaincants pour défendre un système hyper-présidentiel dont les limites apparaissent à tous et au grand jour. Emmanuel Macron semblait être le dernier recours du régime inventé par Charles de Gaulle et Michel Debré, tant il réunissait sur le papier toutes les qualités requises pour la fonction : jeunesse, énergie, nouveauté, formation et capacités intellectuelles unanimement reconnues, indépendance vis-à-vis des grands partis… Son élection n’a pourtant pas arrêté le pourrissement du système qui, au contraire, génère toujours plus de critiques. Comment imaginer qu’un autre réussisse à sa place là où tant ont échoué, à moins de rêver, comme le font les populistes de tous bords, d’un « peuple-Un » et d’un « corps social soudé à sa tête », ce qui reviendrait, comme l’analysait le philosophe Claude Lefort, à sortir de la démocratie ? 

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