Comment se caractérisent les relations entre les présidents et leurs Premiers ministres sous la Ve République ? 

La Ve République, c’est d’abord la primauté de l’exécutif sur le législatif et du président sur le Premier ministre. Le général de Gaulle l’avait dit dès 1946 dans son discours de Bayeux. C’est une originalité et même une spécificité française par rapport aux autres pays dans lesquels le président est également élu au suffrage universel mais sans disposer d’une primauté politique réelle par rapport au Premier ministre, bien au contraire. Le rapport de force au bénéfice du président s’est instauré très vite, alors qu’en 1958, deux interprétations étaient possibles. Celle de Michel Debré, principal auteur de la Constitution, qui prônait un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire un système qui restait largement parlementaire. Et celle du général de Gaulle qui, à l’époque, disait ne pas vouloir d’une élection au suffrage universel direct du président, alors qu’il y pensait en réalité déjà et incarnait cette logique. 

Cette primauté du président s’est-elle maintenue jusqu’à aujourd’hui, malgré les cohabitations ? 

Elle est variable selon les cas de figure politiques. Elle est naturelle parce qu’il s’agit maintenant d’une tradition établie. Mais un autre élément a contribué à la renforcer : le fait que l’élection présidentielle vient désormais avant l’élection de l’Assemblée nationale. Cet ordre a modifié la donne au bénéfice du président. La majorité parlementaire, c’est sa majorité à lui plus que la majorité du Premier ministre. 

Comment de Gaulle s’est-il comporté avec ses Premiers ministres ? 

De manières très différentes. D’abord, lorsque le général de Gaulle est revenu au pouvoir à l’occasion de la guerre en Algérie et du blocage parlementaire, il s’est, pendant les premières années, vraiment concentré sur l’international. Son Premier ministre Michel Debré, on le dit peu, en a profité pour mener la politique de réforme la plus prolifique de toute la Ve République. Cela lui a donné un poids particulier comme Premier ministre. Dèsque le général de Gaulle a été débarrassé de l’affaire d’Algérie et après le vote sur la force de frappe nucléaire française qui ouvre la crise qui va aboutir à la dissolution de 1962, les choses ont changé.

À son arrivée à Matignon, Georges Pompidou était un débutant. Comme il était un esprit supérieur, son action a peu à peu pris de l’ampleur et de la cohérence. Mais il n’a jamais eu autant de liberté et autant d’autonomie vis-à-vis du général de Gaulle que n’en avait eu Michel Debré. Lequel s’était en quelque sorte construit un domaine réservé très vaste. Georges Pompidou, lui, était vraiment le second par rapport au Général. 

« Une fois à l’Élysée, Pompidou a voulu instaurer à son bénéfice présidentiel ce qu’il n’avait pu extorquer en tant que Premier ministre : une primauté incontestable »

Sous la présidence Pompidou, pourquoi la relation a-t-elle été difficile avec Jacques Chaban-Delmas ?

Une fois à l’Élysée, Pompidou a voulu instaurer à son bénéfice présidentiel ce qu’il n’avait pu extorquer en tant que Premier ministre : une primauté incontestable. Et c’était d’autant plus urgent que parmi les gaullistes, certains le voyaient comme plus conservateur que ne l’était leur mouvement. Puis est apparue une différence de sensibilité et de ligne politique avec son Premier ministre. Pompidou était un colbertien, Chaban-Delmas un homme d’ouverture, un libéral au sens moderne. Le symbole de leur différence a été évidemment le discours sur la « nouvelle société » de septembre 1969. Et lorsque Jacques Chaban-Delmas a demandé un vote de confiance à l’Assemblée en mai 1972, ce qui relève des prérogatives du Premier ministre, Pompidou en a conclu qu’il prenait trop ses aises, et il lui a demandé de quitter la place. Chaban avait pourtant été plébiscité. C’est vraiment la première fois où entre un président et un Premier ministre issus du même camp, appartenant à la même génération, ce rapport de force a été exposé frontalement, pour se conclure au bénéfice du président. Georges Pompidou a ainsi continué dans la ligne de la présidentialisation de la Ve République. 

Un autre conflit ouvert éclatera, entre Giscard et Chirac. 

C’est l’inverse du cas de Chaban. Chaban est mis dehors, alors que Chirac se met dehors. Il n’y a pas eu d’autres exemples du même genre sous la Ve. Chirac disait que c’est parce qu’il n’avait pas les moyens de sa politique. Pour Giscard, Chirac n’avait pas le niveau de ses fonctions. Ce qui a poussé Jacques Chirac à remettre sa démission de façon fracassante, c’est qu’il avait eu l’illusion de gaulliser Giscard. Or, il voyait bien que Giscard faisait tout pour giscardiser le gaullisme de l’époque. C’était vraiment un conflit partisan et non pas institutionnel, malgré les apparences.

Voyez-vous un net changement dans la relation entre le président de la République et le Premier ministre sous Mitterrand à partir de 1981 ? 

Non, et c’est ce qui est intéressant. Au vu des 110 propositions du candidat socialiste et, a fortiori, du fameux projet socialiste que Jean-Pierre Chevènement avait été chargé d’écrire, on aurait pu s’attendre à une métamorphose des institutions et à un équilibrage tout à fait différent. Et dans la réalité, le gouvernement Mauroy puis le gouvernement Fabius ont fonctionné vis-à-vis du président de la République exactement de la même manière que celui de Pierre Messmer ou de Chaban sous Pompidou. À cette différence près que ces Premiers ministres socialistes étaient sur le fond moins autonomes intellectuellement que ne l’était Jacques Chaban-Delmas, mais qu’ils avaient plus de personnalité politique que Pierre Messmer. C’était la poursuite de l’équilibre institutionnel. Laurent Fabius a prononcé cette fameuse phrase quand je l’ai interrogé sur ses relations institutionnelles avec François Mitterrand, dans L’Heure de vérité : « Lui, c’est lui ; moi, c’est moi. » Mais dans la réalité, cela restait le rapport d’autorité classique. 

Que dire des deux cohabitations, Mitterrand et Chirac d’abord, puis Mitterrand et Balladur plus tard ?

D’abord, la cohabitation fut une surprise. Il y a eu une interrogation institutionnelle aussi forte que celle d’aujourd’hui. Beaucoup d’observateurs croyaient que c’était ingérable. En réalité, entre François Mitterrand et Jacques Chirac, il y eut une bataille politique partisane permanente. 1986-1988, c’était une cohabitation de combat. Mais sur le plan institutionnel, ça a bien fonctionné. 

Quand Édouard Balladur arrive à Matignon, Mitterrand est très malade. D’autre part, le Parti socialiste est complètement divisé et en pleine déliquescence. Édouard Balladur, fin connaisseur des institutions, savait très bien comment il pouvait jouer de ses ressorts. François Mitterrand ne l’en a pas empêché. Autant c’était conflictuel avec Jacques Chirac, autant ça s’est bien passé avec Édouard Balladur – à l’exception des derniers mois, pour une raison politique : le fameux texte de Balladur dans Le Figaro, titré : « Ma politique étrangère ». Mitterrand s’est senti dépossédé de sa primauté dans ce domaine, ce qui n’était pas vraiment l’intention d’Édouard Balladur. 

Le cas Rocard est particulier. Mitterrand n’a jamais aimé le chef de file de la deuxième gauche. Il aurait dit à des proches : « Je vais nommer Rocard. Et dans quelques semaines, on verra à travers. » 

Je ne suis pas sûr que la phrase soit littérale, mais elle est vraisemblable, car elle correspond totalement à l’état d’esprit qui était celui de Mitterrand. Il était politiquement obligé de nommer Rocard. D’abord, parce qu’il s’était appuyé sur lui pendant sa campagne, le mettant en avant pour faire passer le message qu’il serait son Premier ministre s’il gagnait. Il savait que pour lancer un second mandat rénové, il fallait donner un sentiment de changement. Pour Michel Rocard, le vrai combat n’a pas été, contrairement à ce que l’on croit, de faire avec une majorité réellement marginale, mais de faire avec Mitterrand. Je n’ai jamais entendu un président parler avec autant de mépris d’un ministre. Et je n’ai jamais entendu un Premier ministre être aussi enragé en parlant du président de la République.

Pour se séparer de Rocard, qui réussissait dans ses fonctions, Mitterrand a-t-il fait courir l’idée dans les médias que son deuxième septennat avait besoin d’un second souffle qui passait par un changement de Premier ministre ? 

Mitterrand n’avait pas son pareil pour instrumentaliser la presse, tout en sachant donner le sentiment que ce n’était pas de l’instrumentalisation primaire. Il était plus malin que les autres pour faire ce genre de choses. Il avait humilié Rocard, y compris publiquement lors du déclenchement de la première guerre du Golfe en août 1990. C’était les vacances. Rocard lui avait dit : « Bien entendu, je reste à Paris. » Mitterrand avait répondu : « Pas la peine, partez en vacances ! » Ce qui signifiait : vous ne servez à rien. Mitterrand était bien déterminé à se débarrasser de lui. 

Le septennat Chirac va connaître deux moments contrastés, avec Juppé et Jospin.

Juppé était le Premier ministre que Jacques Chirac avait en tête depuis déjà un bon moment et dont il voulait faire son héritier à terme. Juppé s’était donc préparé à exercer cette fonction. Il avait d’ailleurs fait un très bon parcours dans des conditions difficiles comme ministre des Affaires étrangères de cohabitation, tout en présidant le parti gaulliste. Il est arrivé comme Premier ministre épuisé physiquement, ce qui est un cas unique sous la Ve. Entre Chirac et lui existait un grand accord, avec une limite. Chirac avait fait sa campagne présidentielle sur le thème de la politique sociale. Juppé était très réservé, car il savait que ce n’était pas tenable. Mais il n’y a jamais eu de conflit personnel entre eux. Juppé a milité pour une ligne économique réaliste, qu’il a engagée avec une certaine brutalité et avec les excès que l’on connaît, ce qui a provoqué la plus grande grève de la Ve. La grande sottise a été ensuite de décider une dissolution que rien n’imposait et dont on connaît les conséquences. 

La principale est l’arrivée de Lionel Jospin à Matignon…

Cette troisième cohabitation est une énorme surprise. Il ne faut pas oublier qu’en 1993, les socialistes avaient été littéralement balayés, y compris Lionel Jospin dans sa circonscription. En 1997, la gauche était divisée et en très mauvais état. Mais, miracle des dissolutions, elle s’est immédiatement réunie sans même avoir de programme commun. Et Jospin a fait preuve d’autorité naturelle. Soit dit en passant, Emmanuel Macron aurait dû se rappeler l’épisode de cette gauche ressuscitée. Le pouvoir exécutif était aux mains du Premier ministre de cohabitation. Sur le plan international, Jacques Chirac a conservé la primauté, mais il l’a partagée, y compris pour le funeste traité de Nice de 2001 [relatif aux institutions européennes et aux élargissements de l’UE]. Chirac menait la bataille politique contre Lionel Jospin comme il savait très bien le faire. Jospin-Chirac fut un combat à la loyale, chacun utilisant ses armes. 

Que s’est-il passé ensuite entre Sarkozy et Fillon ? 

C’est sûrement à ce moment-là que l’on a pu se questionner le plus sur l’utilité d’un Premier ministre. Fillon lui-même se demandera si la fonction de Premier ministre est véritablement nécessaire, signe que son expérience n’a pas été très agréable. C’est durant ce quinquennat que la primauté du président sur le Premier ministre a atteint son paroxysme dans toute l’histoire de la Ve République. Cette primauté était affichée. Et même starisée. Nicolas Sarkozy en faisait une preuve de son énergie, de sa créativité, au détriment complet de François Fillon, qui a été balayé par un ouragan. « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c’est moi », dira Sarkozy dans Sud Ouest, le 22 août 2007. C’est une période de présidentialisation absolue. 

Voyez-vous une singularité dans la relation du président Hollande avec ses Premiers ministres ?

Le présidentialisme continue, mais il régresse par rapport à la phase Sarkozy. On en revient aux critères habituels. La seule différence est politique : l’opposition la plus redoutable au président est venue des rangs du parti qu’il avait dirigé. 

Et aujourd’hui, sous la présidence Macron, qu’est-ce qui vous frappe ? Est-on de nouveau face à un hyperprésident ?

La présidentialisation revient clairement. Elle est très visible, plus ostensible que pendant le quinquennat de François Hollande. Édouard Philippe a été un Premier ministre qui avait sa personnalité et son autonomie. Mais, progressivement, Emmanuel Macron s’est lui-même hyperprésidentialisé. Ce n’est pas de l’affichage comme au temps de Nicolas Sarkozy ; ce n’est pas de la provocation, mais on s’est aperçu que Macron prenait en main tous les dossiers. Dans le cas de Jean Castex, avec qui l’on a été injuste car il s’est bien débrouillé dans un moment difficile, nous avons un Premier ministre sans conflit avec le président. C’est avec lui que les choses se sont le mieux passées. L’arrivée d’Élisabeth Borne a montré ensuite qu’on était revenu à un maximum de présidentialisation. Sa nomination est d’ailleurs survenue à un moment où celle de Catherine Vautrin était quasiment acquise. Signe d’une présidentialisation sans complexe, qui perdure encore.

Pensez-vous que la séquence actuelle va changer le positionnement entre le président et son Premier ministre ?

Cela dépendra de l’épilogue dans un an. S’il y a retour à une majorité parlementaire ou non. De deux choses l’une : ou il y aura une vraie cohabitation classique avec une majorité opposée à celle du président, comme cela s’est déjà produit trois fois ; ou il y aura un retour à une présidentialisation avec une majorité acquise au président. Ce n’est pas le plus vraisemblable… 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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