L’enfer de Matignon. Cette réputation qui colle depuis longtemps à ce qui est pourtant l’un des postes politiques les plus convoités n’est pas surfaite. L’enfer, ici comme ailleurs, c’est d’abord les autres, et tout particulièrement l’Élysée. Parce qu’ils dépendent de Matignon pour appliquer le programme sur lequel ils ont été élus, les présidents de la Ve République ont successivement déployé un dispositif disciplinaire qui vise à contrôler ce que font leurs Premiers ministres tout en les maintenant dans une position subordonnée. Ce dispositif a une forte dimension symbolique. La règle, en effet, est que Matignon ne se mette pas en valeur et manifeste régulièrement son inconditionnelle loyauté au président. Tous les Premiers ministres se voient donc imposer un « devoir de grisaille », selon le mot de Michel Rocard. Le dispositif est aussi pratique. Les Premiers ministres ont de moins en moins d’autonomie et d’autorité sur les gouvernements dont ils sont censés diriger l’action. Les conseils de cabinet étant bannis par de Gaulle, c’est uniquement en Conseil des ministres, sous la seule autorité du président, que ceux-ci se réunissent. Ils sont d’ailleurs souvent plus « capés » que les Premiers ministres. De plus en plus jeunes, les hôtes de Matignon sont aussi moins expérimentés. Au mieux, peuvent-ils se prévaloir de titres scolaires plus prestigieux que ceux d’une large partie des membres de leur gouvernement. 

Dans ces conditions, avoir deux ou trois ministres qui rêvent de s’installer à Matignon est assez courant. De fait, les gouvernements ne sont plus des collectifs de travail cohérents et militants – s’ils ne l’ont jamais été. Les ministres, comme certains membres du cabinet du Premier ministre, sont souvent des hommes ou des femmes du président et n’ont en général aucune attache avec le Premier ministre, ni politique ni amicale. En 2017, Emmanuel Macron a poussé cette stratégie d’isolement assez loin en nommant un Premier ministre LR qui s’est retrouvé entouré de ministres venant en majorité d’autres partis, y compris de formations de gauche, ou issus de la société civile. Minoritaire dans son propre gouvernement, à la tête d’un collectif sans autre colonne vertébrale que la parole présidentielle, Édouard Philippe s’est également vu flanqué de douze conseillers doubles travaillant pour Matignon et l’Élysée. En outre, il ne pouvait pas même compter sur le soutien de son parti d’origine, LR, dans la mesure où il n’y occupait aucune position de pouvoir et passait aux yeux de beaucoup pour un traître.

Les « gouvernements Macron » ne sont toutefois que le produit d’une lente mais irrésistible dérive du régime qui a eu pour effet, entre autres conséquences, d’installer, au sein du pouvoir exécutif, la suspicion et l’insubordination à tous les étages en lieu et place de la solidarité et de la coopération. Refus d’obéir, rétention d’informations, fuites dans la presse, empiétements sur leurs prérogatives, tentatives visant à les court‑circuiter, intrigues de palais, sabotages internes et trahisons politiques sont le lot auquel les Premiers ministres doivent quotidiennement faire face. Et lorsque ceux-ci tentent de remettre un peu d’ordre, d’asseoir leur autorité ou, plus simplement, de restaurer leur image auprès des médias, ils sont aussitôt accusés de crime de lèse-majesté au nom du fameux « devoir de grisaille » auquel ils sont soumis. Plus ils réussissent et sont populaires, et plus ils se rapprochent de la sortie.

Mais l’enfer, à Matignon, ce n’est pas seulement les autres. C’est aussi le temps, qui manque, qui use, se perd, les calendriers bousculés et les délais non respectés. L’urgence et l’incertitude dans laquelle ils travaillent sont d’autant plus problématiques que les Premiers ministres ne sont saisis que des dossiers « pourris », ceux que ni l’administration ni le ministre n’ont pu régler à leur niveau, et pour lesquels les solutions ne sont jamais entièrement satisfaisantes. Les hôtes de Matignon n’ont en fait que deux certitudes : la première est qu’à tout moment un problème, une crise sont susceptibles de venir bousculer leur agenda ; la seconde est que le temps qu’ils passeront dans ce purgatoire est compté : trois ans en moyenne, rarement plus. 

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