La nomination de Michel Barnier annonce‑t-elle une relation nouvelle entre l’Élysée et Matignon ? 

Toute la question est de savoir si l’on a affaire à une cohabitation. En choisissant Michel Barnier, Emmanuel Macron a, d’une certaine façon, refusé l’alternance. On se souvient que le président avait deux conditions concernant son futur Premier ministre : qu’il ne soit pas censuré et qu’il ne détricote pas le bilan présidentiel. Pour ce qui est du bilan, c’est acquis : on sait que Barnier ne s’oppose pas à la réforme des retraites ; qu’il est sur une ligne similaire, voire plus dure en ce qui concerne la loi Darmanin sur l’immigration ; qu’il est prêt à reprendre les chantiers chers à Macron, comme l’éducation par exemple. Sur le plan idéologique, rien ne distingue en vérité Barnier de Macron. Quant au critère de la censure, cela dépendra essentiellement du Rassemblement national. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas qu’on puisse parler de cohabitation. 

Le Premier ministre sera-t-il pour autant un « collaborateur » du président ?

Je pense que c’est une erreur de désigner le Premier ministre comme un collaborateur. Évidemment, dans une situation « normale », le président de la République est dominant. C’est lui qui, concrètement, détermine la politique de la nation. De ce point de vue, le Premier ministre est effectivement un exécutant. Mais dans le fonctionnement réel de l’État, dans la mise en œuvre de l’action publique, le Premier ministre est central. En réalité, président et Premier ministre sont dans une relation d’interdépendance. L’Élysée n’a pas les moyens de piloter la politique gouvernementale, il ne peut rien faire sans les moyens de Matignon. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, un gouvernement ne fonctionne que de façon interministérielle. Il n’y a pas de politique publique qui soit menée exclusivement par un ministère, tout se fait en commun. Or c’est Matignon qui dispose des structures politico-administratives qui permettent cela. Cela se voit même au niveau des effectifs : l’Élysée, c’est une cinquantaine de hauts fonctionnaires, cela ne suffit pas à gouverner un pays. Matignon, c’est le secrétariat général du gouvernement et des politiques européennes : c’est là où passent toutes les idées, toutes les productions des ministères, c’est là qu’on valide, qu’on coordonne, qu’on archive. C’est là qu’on mène les politiques transversales, la prospective, la communication… C’est par là que transitent les lois avant d’arriver au Conseil des ministres. Matignon, c’est une nébuleuse immense d’organisations administratives qui en réalité gèrent l’État. Un Premier ministre peut bloquer, ou du moins ralentir, n’importe quelle décision du gouvernement. D’où la situation d’interdépendance.

Michel Barnier aura-t-il alors des marges de manœuvre politiques ? 

Je ne vois pas à quel niveau il pourrait y avoir une rupture, à cause de l’alignement idéologique, mais surtout faute de moyens parlementaires. Nous sommes dans une situation inédite où les deux têtes de l’exécutif sont faibles, le président parce qu’il a perdu deux élections de suite, le Premier ministre parce qu’il est issu du cinquième groupe en taille à l’Assemblée et qu’il ne dispose pas de majorité ! C’est pourquoi je ne m’attends pas, dans les mois qui viennent, à des inflexions majeures dans les politiques publiques. Je tablerais plutôt sur une forme de continuité de l’action publique, avec un centre qui penchera peut-être un peu plus à droite – ce qui ne serait pas une grande nouveauté. Si l’on en croit son discours, Barnier propose simplement de mener la politique du président de manière apaisée. D’ailleurs, personne n’attend de Barnier qu’il fasse une révolution. On attend juste de lui qu’il parvienne à former un gouvernement qui ne soit pas censuré. 

Avec un exécutif affaibli, le réacteur du pouvoir va-t-il se déplacer vers le législatif ? 

On a déjà dit cela en 2022, à tort. Certes, il y a eu quelques moments où les parlementaires ont réussi à dépasser les clivages pour faire passer des propositions de loi – je pense à la constitutionnalisation de l’avortement par exemple. Mais en réalité, la Ve République est restée la Ve République, c’est-à-dire que le Parlement reste dominé par le gouvernement, qui utilise toute une panoplie d’instruments pour faire passer ses textes. Aujourd’hui, alors que le champ politique est éclaté en trois blocs, il n’y a aucune raison que le Parlement devienne soudainement plus fort. D’ailleurs, en nommant Barnier, Macron a non seulement refusé la cohabitation, mais il a également refusé de faire du Parlement le centre de la politique. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il va chercher un Premier ministre issu d’un parti qui représente 6 % des électeurs et qui tente de construire un gouvernement dont la légitimité ne serait pas issue de l’accord des parlementaires, mais du refus d’une fraction du Parlement de voter la censure. 

À quel point, justement, la censure est‑elle envisageable ? 

Lors des deux années qui viennent de s’écouler, de nombreuses motions de censure ont été déposées, mais jamais adoptées. Pour qu’elle le soit, il faudrait que la gauche et l’extrême droite votent ensemble, ce qui n’a, jusqu’à présent, jamais eu lieu. Aujourd’hui, on sait que la gauche va voter pour. Mais tant que le Rassemblement national s’abstient, la censure ne passera pas. Ce gouvernement a donc une chance de tenir assez longtemps, tant que le RN reste fidèle aux négociations faites avec Macron. Actuellement, ce parti n’a aucun intérêt à censurer Barnier qui, je le rappelle, lors des primaires de la droite en 2021, a tenu des propos qui allaient dans le sens du RN sur l’immigration, notamment, ou encore sur la primauté du droit français sur le droit européen. La situation sera peut-être différente à partir de l’été 2025, quand une nouvelle dissolution sera possible.

Emmanuel Macron est-il désormais hors-jeu ? Ou a-t-il encore des prérogatives ?

En utilisant l’article 8 pour nommer le Premier ministre, il a brûlé sa dernière cartouche. Va-t-il pour autant se retirer sur son Aventin en lui laissant toute la place ? Cela reste à voir, en fonction des accords passés avec Michel Barnier. On peut penser que sur un certain nombre de dossiers – la politique étrangère, la défense… –, il continuera de garder la main. Et ce d’autant plus qu’il n’y a pas de désaccord majeur entre les deux hommes sur les questions européennes, économiques, budgétaires, voire sur la question sensible de l’immigration. J’imagine donc qu’ils pourront s’accorder sur les projets de loi et les décrets mis à l’ordre du jour du Conseil des ministres. Emmanuel Macron sera peut-être moins flamboyant, moins directif vis-à-vis de l’agenda du Parlement, mais, dans le fond, au niveau de la conduite du pays, la nomination de Michel Barnier ne le gênera pas tant que ça.

La gauche crie au déni démocratique depuis le refus de nommer Lucie Castets. A-t-elle raison de le faire ?

L’enjeu, en réalité, ne tourne pas autour du nom de Lucie Castets : la Constitution n’oblige le président à nommer personne en particulier. Il tient au résultat des élections législatives : si aucun camp ne peut dire qu’il les a gagnées, on peut au moins s’entendre pour dire qu’Emmanuel Macron les a perdues. Il a convoqué des élections pour clarifier la situation, et le message des électeurs a été très clair. Le déni démocratique survient donc quand le président de la République assène qu’on ne changera pas pour autant la politique du pays. Que les retraites sont une « ligne rouge », alors même que 70 % des Français ont exprimé leur rejet de cette réforme en particulier. Cela signifie qu’il ne reconnaît pas sa défaite et, ce faisant, qu’il refuse l’alternance. Ensuite, il y a déni démocratique dans le rejet du front républicain qui s’est construit avant le second tour des législatives : les forces de gauche et du centre ont alors œuvré ensemble pour marginaliser le Rassemblement national. Aujourd’hui, Emmanuel Macron le remet au centre du jeu.

« En se mettant dans la main du RN, Macron trahit la volonté des électeurs qui ont voté pour le centre et la gauche le 7 juillet »

Il aurait pu poursuivre cette stratégie du front républicain face au RN en demandant à ses troupes de ne pas censurer un gouvernement de gauche, qu’il soit dirigé par Lucie Castets ou par Bernard Cazeneuve, qui avait proposé des conditions qui n’étaient pas excessives. Au lieu de cela, il s’est tourné vers Michel Barnier en s’assurant, au préalable, que Marine Le Pen n’appellerait pas à le censurer immédiatement. En se mettant dans la main du RN, il trahit la volonté des électeurs qui ont voté pour le centre et la gauche le 7 juillet. 

La crise actuelle doit-elle nous inciter à engager des réformes institutionnelles ?

Elle doit d’abord nous pousser à changer de culture politique, et à sortir de l’imaginaire d’un président tout-puissant, que les institutions ne prévoient pas. Après, soyons lucides : nous ne sommes pas au matin d’un grand soir institutionnel, tant le pays est divisé. Mais une réforme comme l’établissement de la proportionnelle, qui est assez simple à réaliser, pourrait changer beaucoup de choses. Elle permettrait d’abord aux électeurs de voter véritablement pour leur candidat préféré, ce qu’ils ne font souvent plus ces dernières années et qui nourrit le mécontentement politique. La représentation de la société pourrait être pluralisée. Mais, surtout, l’énorme avantage institutionnel de la proportionnelle, c’est que le Premier ministre ne dépend plus du bon vouloir du président de la République. Les négociations peuvent être longues avant d’aboutir à un gouvernement, mais ce dernier dispose d’une vraie force politique, avec un Premier ministre qui pourrait enfin user des pouvoirs prévus par la Ve République, à commencer par la conduite de la politique du gouvernement. Par ricochet, on pourrait aussi penser que la présidentielle ne deviendrait plus l’unique obsession des leaders politiques, que le 49.3 pourrait être remplacé par d’autres dispositifs, comme une motion de censure constructive… Bref, cette réforme pourrait nous amener à réfléchir en profondeur à notre système pour mesurer ce qui, depuis 1958, est devenu obsolète. Enfin, de façon assez pragmatique, la proportionnelle pourrait limiter les chances du RN d’accéder au pouvoir.

C’est-à-dire ?

Aujourd’hui, le système du scrutin majoritaire permet à un parti qui fait 30 % des voix de rafler plus de 50 % des sièges. En juillet, le RN a été mis en échec, car les partis se sont unis pour y parvenir. Mais il n’est pas dit que le front républicain tienne toujours dans quelques années. Une élection à la proportionnelle – encore faut-il s’entendre sur le type de proportionnelle – limiterait les risques en permettant aux partis de s’entendre après les résultats, de façon démocratique, pour contrer l’extrême droite. L’année qui vient, puisqu’elle sera difficile politiquement, pourrait donc être l’occasion d’engager en douceur un chantier institutionnel sur les questions les plus importantes. Est-ce normal, par exemple, que le personnage clé du pouvoir soit aujourd’hui irresponsable politiquement ? Pourquoi rien ne change après des élections, ou des référendums comme en 2005 ? Des évolutions sont nécessaires, et il serait légitime, à l’heure où l’on se demande comment restaurer la confiance des Français dans la politique, de leur faire confiance sous la forme symbolique d’une convention citoyenne pour la démocratie. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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