Georges Salines a pris soin d’« entrer dans le procès » avec quelques jours de retard. Le 8 septembre dernier, lorsque le palais de justice de Paris rouvrait ses portes pour juger les auteurs des attentats du 13 novembre 2015, le père de Lola, morte au Bataclan, était à l’étranger, en famille. D’habitude plutôt loquace, il a préféré éviter momentanément les questions des journalistes et s’éloigner, plus globalement, du brouhaha médiatique. Une manière, peut-être aussi, de rassembler ses forces à l’aube d’un marathon judiciaire éprouvant censé durer neuf mois.

De ce procès Georges Salines n’attendait rien de particulier. Depuis la mort de sa fille, cet ancien médecin de santé publique a vu le centre de gravité de ses intérêts se déplacer. Ce qui lui importe avant tout depuis six ans, « c’est de comprendre comment on devient un terroriste, pour éviter que d’autres ne le deviennent ». Or, dans un procès comme celui-ci, il ne se berce pas d’illusions : « Les peines encourues sont trop grandes pour pouvoir compter sur la sincérité des accusés. » C’est notamment pour cette raison qu’il avait envisagé de ne se rendre que ponctuellement aux audiences. Mais le procès l’a « immédiatement happé » et depuis bientôt cinq mois, quatre après-midi par semaine, il pédale de son domicile, dans l’Est parisien, jusqu’à l’île de la Cité, prend place sur l’un des longs bancs en bois de la salle d’audience et replonge à heure fixe dans cette journée terrible à l’issue de laquelle son monde s’est effondré. Quand il « commence à fatiguer », généralement vers 18 heures, il fait le chemin inverse, arrivant chez lui juste à temps pour reprendre le fil du procès sur la webradio réservée aux parties civiles et diffusée avec un décalage. Souvent, il en profite pour consulter les live-tweets des personnes encore présentes dans la salle. Le dîner est l’occasion de partager son ressenti avec son épouse, la mère de Lola.

« C’est difficile de décrocher, admet-il. Le procès est tellement prenant que ça envahit un peu toute la vie. » Au mois d’octobre, lorsque les parties civiles se sont succédé à la barre pour livrer leurs témoignages, « j’ai arrêté d’aller au cinéma, de regarder des séries, dit-il. La fiction me paraissait fade comparée à la réalité de ce qui m’était raconté au quotidien ». La coupure à l’occasion des fêtes de Noël lui a fait, en ce sens, « beaucoup de bien ». Il était bon, pourtant, début janvier, de retrouver la raideur des bancs en bois.

Spéléologie

Le Palais de Justice est devenu un lieu important pour Georges Salines, de même que pour la vingtaine de parties civiles qui, comme lui, assistent à la quasi-totalité des audiences. Dans un article daté de fin septembre 2021, Pascale Robert-Diard, journaliste au Monde, avait qualifié le tribunal de « cocon » pour les victimes, de nombreuses mesures ayant été prises pour les préserver des images violentes parfois diffusées dans le cadre du procès. Le terme avait suscité l’indignation chez certaines parties civiles. Pour Georges Salines, le mot n’est pas totalement mal choisi. Retrouver chaque jour d’audience les victimes, les avocats, les journalistes qui suivent le procès au long cours et avec qui il a pris l’habitude de bavarder, a pour lui quelque chose de réconfortant. « J’ai plaisir à me rendre au Palais de Justice, parce que je sais que je vais y trouver des gens intéressants, avec qui je pourrai échanger sur un sujet qui me tient à cœur. On est heureux de se retrouver chaque fois, d’être ensemble. »

L’expérience de ce procès hors norme, le plus long de l’histoire du pays, lui rappelle une activité qu’il connaît bien. « Pour se rendre à l’audience, il faut traverser plusieurs espaces, comme en spéléologie : entrer dans l’île de la Cité, totalement bunkérisée ; passer les chiens renifleurs pour pénétrer dans le Palais de Justice qu’il faut ensuite traverser. On arrive enfin à la salle des pas perdus, à l’intérieur de laquelle a été construite une autre salle, celle dans laquelle se tient le procès. » Et d’ajouter : « Comme en spéléologie, c’est long, on est parfois perdu, on aboutit à des culs-de-sac. C’est inconfortable et finalement, le meilleur moment, c’est lorsque l’on approche de la sortie et que l’on retrouve la lumière du jour. » Ici, les lumières de la ville sur le Pont-au-Change, « l’un des plus beaux endroits de Paris ».

Quand il ne reste que les mots

Parler, écouter, dialoguer. Pour ce père endeuillé qui n’est « ni militaire, ni policier, ni espion, ni décideur », il ne reste que les mots « pour peser sur le réel ». Ce sont eux qu’il est venu chercher au procès et partager avec les autres parties civiles. Il attendait avec impatience le témoignage de celles-ci, et plus particulièrement celui des victimes restées à l’écart des médias depuis six ans, soit « une majorité », précise-t-il. Il était également curieux de connaître le ressenti et l’expérience de ceux qu’il connaît à travers les associations, mais avec qui il n’a jamais vraiment parlé du 13-Novembre dans les faits. « On se demande comment on va sur le moment, on ne se raconte pas tellement ce qui s’est passé pour chacun d’entre nous ce soir-là. » En octobre dernier, pendant cinq semaines, 350 parties civiles ont pu s’exprimer, chacune exposant une expérience et un ressenti singuliers, sans véritable contrainte de temps. Entre deux dépositions, la parole a souvent migré dans les couloirs, où les récits continuaient de résonner. « Comme lors d’un congrès, les choses importantes sont dites pendant les pauses-café. »

De cette étape particulière, Georges Salines retient « un sentiment très fort de culpabilité et d’illégitimité » qui a pesé sur un grand nombre de témoignages. « Tout le monde souffre, et chacun se sent tout petit par rapport à la souffrance de l’autre », avait-il à l’époque résumé. Ce temps précieux donné à la parole des victimes a eu pour effet, à ses yeux, d’apporter une forme de soulagement général.

Parler, écouter, dialoguer. Lorsque le père et la sœur de Samy Amimour, l’un des trois kamikazes du Bataclan, sont venus témoigner à la barre, il a été frappé de comprendre à quel point « l’incapacité à se parler sincèrement, au sein de la famille, de ce qui n’allait pas avait été déterminante dans le départ de Samy Amimour en Syrie ». Même si le pire s’est déjà produit, il veut croire qu’il est encore temps d’entamer un dialogue avec les accusés. Dans sa déposition, il a fait part de sa volonté de s’engager dans une démarche de justice restaurative. Ce concept, expérimenté de longue date dans différents pays comme le Canada, la Grande-Bretagne, la Belgique ou la Norvège, et introduit en France avec la loi Taubira de 2014, consiste à rendre possible une rencontre entre un auteur d’infraction pénale et une victime, ou un proche de victime. Georges Salines voudrait, demain « ou dans dix ans », et sans pour autant pardonner, pouvoir ouvrir un dialogue avec les terroristes qui, une fois condamnés, « auraient le courage, le vrai courage, d’accepter une telle rencontre qui interviendrait alors sans enjeu pénal, sans témoins médiatiques, sans publicité, avec le seul objectif que chacun, victime et auteur, puisse dire sa vérité, et ainsi, peut-être, progresser vers une reconstruction. […] Je suis convaincu que la participation des victimes peut aider à obtenir au minimum une renonciation à la violence. Au fond, la justice restaurative, cela consiste à croiser des regards, afin que chacun puisse y lire l’humanité de l’autre ».

Rappeler à ceux qui pourraient l’oublier l’humanité constitutive de chacun d’entre nous fait désormais partie des priorités du père de Lola qui, régulièrement, se rend dans des écoles et des centres pénitentiaires pour livrer son témoignage. Il répète inlassablement à ses interlocuteurs que « lorsqu’un attentat est commis, on ne frappe pas la France, la République ou l’Occident chrétien, mais des familles, des êtres humains. Les auteurs d’attentats sont des gens qui ont oublié l’humanité de leurs victimes ».

Georges Salines est fier qu’à l’inverse, la France n’ait pas oublié l’humanité de ses bourreaux. « Un effort gigantesque a été déployé pour juger ces hommes dans le plus grand respect du droit pénal. On sent une volonté très forte de respecter la norme, l’État de droit. C’est notre force, et nous l’opposons à la violence des actes qui ont été commis. » 

dessin Noëlle Herrenschmidt

Vous avez aimé ? Partagez-le !