Le procès des attentats du 13 novembre 2015 a lieu dans l’ancien palais de justice de Paris. Quelle est votre perception de cette salle d’audience moderne, montée dans la salle des pas perdus ? 

Il faut imaginer une grande nef. Ce qui frappe d’emblée, c’est la lumière, réfléchie par les sièges et les bancs de bois blond. En avançant, on découvre deux statues anciennes du Palais, qui se détachent dans ce nouveau décor. D’un côté de la salle, vous avez les quatorze accusés dans un grand box vitré. De l’autre, les trois magistrats du parquet. Et puis, tout au fond, le grand bureau des magistrats : cinq juges professionnels et des juges suppléants avec au-dessus d’eux une balance stylisée. Une balance, mais pas de glaive ! Il y a là une symbolique importante à mes yeux. La balance est un symbole religieux universel, celui de la pesée des âmes au moment du Jugement dernier. Cette dimension religieuse donne une tonalité forte à ce procès.

Quelle a été votre première impression en pénétrant dans cette nef ?

Cela m’a tout de suite fait penser à une cathédrale laïque. Les éléments architecturaux présents transmettent une référence au sacré. Et dans cette nef de 45 mètres de long défile la cohorte des victimes.

Parallèlement à ce côté sacré, la vidéo, les écrans sont bien présents. Quelles sont leurs fonctions ?

Les écrans sont très utiles et vous les retrouvez dans la cour d’assises et dans deux salles de retransmission, l’une dédiée aux journalistes, l’autre aux parties civiles. Vous disposez de trois canaux de diffusion sur lesquels vous pouvez suivre le président qui anime les débats, la partie civile en train de s’exprimer et les accusés lorsqu’ils sont interrogés. Vous avez ainsi une vision globale intéressante, à cette réserve près que les contrechamps sont interdits, comme dans certains débats télévisés présidentiels. Les interactions muettes, le langage gestuel ne sont pas pris en compte. C’est un manque. J’ajoute cette webradio qui diffuse, avec un différé de 30 minutes, l’intégralité de l’audience aux parties civiles qui ne peuvent pas assister au procès. C’est tout à fait nouveau. Le procès des attentats du 13-Novembre, tel qu’il a été conçu, contribue à l’ouverture démocratique de la justice.

 

« Dès lors que vous avez pu remporter une bataille contre le mal, votre estime de soi est bien plus forte »

La parole circule-t-elle bien dans cette enceinte judiciaire hors-norme ?

Très bien. La qualité du son est très bonne, ce qui tranche avec certains procès inaudibles. Ensuite, la place accordée aux parties civiles est sans équivalent. La cour a entendu leurs témoignages durant cinq semaines et, en mars, une autre séquence leur sera réservée. C’est une des clés de ce procès historique. La particularité, c’est que vous pouvez vous constituer partie civile jusqu’aux réquisitions du ministère public.

Mais combien sont-elles désormais ?

Probablement 2 400. Leur nombre a quasi doublé en trois mois. Se constituer partie civile, c’est accéder à la parole, accéder au dossier et prendre un avocat payé par l’aide juridictionnelle. Il ne s’agit pas d’un enjeu indemnitaire. Pour ces personnes, l’enjeu est de pouvoir parler, raconter, exister.

Que retirez-vous de toutes ces dépositions, de tous ces témoignages ?

Dans cette parole puissante qui s’est exprimée, je distinguerais trois catégories de personnes. D’abord celles qui sont encore habitées par le traumatisme des attentats du Stade de France, du Bataclan et des terrasses. Je pense à ces personnes qui ont marché sur des corps, dans le sang, à celles qui étaient entrées en couple dans la salle de concert et qui en sont ressorties seules. Dans ce groupe, vous retrouvez la terrible culpabilité du survivant que l’on observe dans les crimes contre l’humanité. Il y a également beaucoup de personnes qui souffrent de ce qu’on appelle le syndrome de Lazare. Cela signifie que vous revenez dans la vie normale après un choc terrible et que personne ne comprend ce que vous avez vécu parce que, précisément, ce que vous avez vécu est indicible. Pour elles, venir exposer une intimité blessée devant la cour d’assises est une démarche courageuse. Beaucoup n’y parviennent pas.

Quelle est la deuxième catégorie ?

Ce sont les personnes qui ont pu agir. Elles sont moins nombreuses, mais pas moins identifiables. Pour elles, même au cœur du chaos, le traumatisme n’est pas au premier plan. Elles ont des projets, évoquent leur couple, leur métier. Je pense à cette jeune fille qui a percé les faux plafonds du Bataclan pour permettre une fuite par les toits. Le président lui a dit : « Vous avez sauvé des vies ! » Son témoignage a été tout à fait précis, lucide. Vous avez aussi celui qui a sauvé sa compagne en empruntant une sortie de secours. Il n’est pas le seul. Vous avez surtout dans cette catégorie ceux qui se sont désignés comme les « potages » – une contraction des mots otages et potes. Ils étaient retenus prisonniers par deux terroristes dans un couloir proche du balcon et ils ont assisté à un renversement des rôles. Les policiers de la BRI sont arrivés et les terroristes ont paniqué. Ce moment de flottement leur a permis de devenir acteurs, d’avoir des gestes de secours. L’un d’entre eux a pu sauver une femme enceinte suspendue à une fenêtre. Un autre a pu dire : « Je suis dans la vie, pas dans la reconstruction. » Dès lors que vous avez pu remporter une bataille contre le mal, votre estime de soi est bien plus forte.

Et la troisième catégorie ?

Ce sont tous les professionnels du maintien de l’ordre tels que j’avais déjà pu les observer aux procès de l’affaire Merah et des attentats de Charlie Hebdo. Ce n’est pas facile pour eux de se présenter en victimes. Ce sont des « camarades de blessures », des policiers, des gendarmes, des militaires qui viennent témoigner, c’est inédit. Et même des membres de la Garde républicaine qui étaient en patrouille autour du Stade de France et qui ont été confrontés à la vision d’un corps décapité. Ils n’étaient pas blessés mais traumatisés, ils sont venus dans l’attente d’une marque de reconnaissance que ne leur accorde pas leur administration.

Un récit collectif fort se dégage-t-il du procès ?

Pas vraiment. À la différence du procès de Charlie et de l’Hyper Cacher où le récit collectif était extrêmement puissant, construit autour de la liberté d’expression, de la laïcité et des valeurs de la République d’une part, de l’antisémitisme de l’autre. On est cette fois en présence de récits hétérogènes, une espèce d’éclatement qui correspond à ce que j’ai nommé des « victimes du hasard ».

Diriez-vous que le procès fait entendre la plainte d’un peuple anonyme ?

D’une certaine façon, oui, car de nombreuses parties civiles ont fait part de leur désir de ne pas voir cité leur nom et même parfois leur prénom. Elles ne veulent pas apparaître dans les médias ni leur parler. La presse respecte cette volonté. C’est très curieux, ces dépositions forment une sorte de récit à la fois impersonnel et autobiographique, voire très intime ; je me souviens d’une dame qui a commencé son témoignage en disant que, le 13-Novembre, elle avait cuisiné du chou-fleur et que c’était la dernière fois de sa vie. Peut-être que ce désir de témoigner tout en demeurant anonyme est sous-tendu par la volonté de ne pas rester fixé dans ce statut de victime.

Comment analysez-vous cette attention de l’institution judiciaire aux victimes ?

C’est un dédoublement. Vous avez une justice pénale qui est construite historiquement, anthropologiquement, pour juger des accusés. Là, elle est désorbitée, elle s’est déplacée du côté des victimes, et c’est très nouveau. Même par rapport aux procès récents en matière de terrorisme, on a franchi une étape supplémentaire, liée au caractère de crime de masse, qui a impliqué une réorganisation de l’institution d’un point de vue quantitatif mais aussi qualitatif. J’ai été frappé par l’empathie dont fait preuve le président Jean-Louis Périès. L’un des avocats d’une jeune fille qui se sent affreusement coupable d’avoir laissé son père partir au Bataclan lui a dit : « Elle attend une parole de vous, monsieur le président. » Jean-Louis Périès ne s’est pas dérobé : « Vous n’êtes coupable de rien, lui a-t-il expliqué. Les auteurs présumés sont là, dans le box. » Le juge, en l’occurrence, a joué pleinement son rôle de réassurance morale au-delà de sa fonction procédurale.

Se pose aussi la question de la diffusion des images du massacre ?

C’est un enjeu très important puisque tout est désormais filmé. Le président essaye, au cas par cas, de trouver une réponse adaptée. Il refuse les vidéos tournées par les tueurs eux-mêmes, en GoPro, mais il accepte des images liées à l’analyse des scènes de crime par les policiers, sauf dans le cas du Bataclan – on a entendu le son, on a vu seulement le début de l’attaque avant que les tueurs rentrent.

Pourquoi cette prudence ?

Pour ne pas paralyser la raison par l’émotion et la sidération. Et de leur côté, des parties civiles ont su montrer des photos qui permettent de comprendre ce qu’elles ont ressenti, au-delà des mots. Une jeune fille a fait projeter la photographie de son jean ensanglanté pour permettre d’imaginer la mare de sang dans la fosse. Une autre a montré une radio révélant les balles dans son corps.

Comment passer aux autres phases du procès pénal ?

C’est un défi. La cour sera jugée sur sa capacité à prononcer, au vu des preuves et des déclarations des accusés, des peines individualisées et proportionnées pour chacun. Certains avocats vont tenter de faire retirer pour leur client la caractérisation infamante de « terroriste ». Cela changerait beaucoup de choses, et d’abord la peine, qui ne serait plus à deux chiffres. Ce débat judiciaire a eu lieu lors du procès des attentats de Charlie où, pour quatre accusés, les avocats, au terme d’une défense remarquable, avaient réussi à faire tomber cette qualification, ce qui n’avait pas empêché le verdict d’être apprécié de tous, même des parties civiles.

La responsabilité de certains accusés laisse-t-elle un doute ?

Les charges sont lourdes pour Salah Abdeslam, pour Mohamed Abrini et quelques autres. Également pour Osama Krayem, un Suédois compagnon de cavale d’Abdeslam à Bruxelles, qui était peut-être programmé pour perpétrer un attentat à l’aéroport d’Amsterdam. Il était présent en Syrie en janvier 2015 parmi une quinzaine de djihadistes en treillis quand un pilote jordanien a été brûlé vif dans une cage par Daech. Krayem s’est autodésigné en envoyant des messages à sa famille et même en précisant qu’on pouvait le reconnaître grâce à une marque sur un sourcil. Tout est fait pour qu’on puisse avoir confiance dans cette cour d’assises et dans sa capacité à prononcer un verdict conforme à ce que l’audience aura démontré.

Les parties civiles du 13-Novembre y sont-elles prêtes ?

La plupart, je pense – en tout cas parmi celles qui se sont exprimées. Très peu, deux ou trois seulement, sont dans un esprit de vengeance. La majorité des parties civiles ne sont ni dans la haine ni dans le pardon, mais dans l’attente d’une peine juste, d’un verdict qui nous replace dans un horizon d’humanité en réponse à la barbarie subie. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & PATRICE TRAPIER

Dessin JOCHEN GERNER

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