Le 13 novembre 2015, vers 20 h 45, j’arrive avec un proche au bar La Belle Équipe pour fêter l’anniversaire d’Hodda, notre amie, directrice de l’établissement. J’ai 34 ans. Je suis depuis peu maîtresse de conférences en sociologie urbaine à l’Université. À notre arrivée, une tablée est installée en terrasse autour d’Hodda. Nous hésitons à nous asseoir, car mon ami a un peu froid. Alors nous nous mettons au bar, où nous commandons à manger. D’autres amis arrivent, ils viennent nous saluer et discuter un peu.

Vers 21 h 25, plusieurs d’entre eux sortent en terrasse pour fumer. Je reste au bar avec l’ami avec qui je suis arrivée et deux autres, car nos plats viennent d’être servis. Nous quatre avons survécu, pas les autres.

« J’ai mis plusieurs années à me dire que mon existence et ma personnalité avaient été profondément changées »

La fusillade a commencé à 21 h 36. Je me retrouve au sol, impuissante, écrasée par les détonations, les bruits d’impacts, réalisant progressivement ce qui se passe : un attentat. Quand ça s’arrête, miraculeusement, je n’ai pas été touchée par les balles. Mais Hyacinthe, Justine, Marie-Aimée, Hodda et Thierry font partie des 21 personnes assassinées à La Belle Équipe ce soir-là. Depuis vingt ans, ils étaient ma famille de cœur. D’autres copains sont partis avec eux : Romain, Halima, Ludo…

Ce soir-là, ma vie a basculé. Un tel événement est comme une onde de choc qui se propage en nous et au-delà de nous : vers nos familles, nos amis, nos proches. J’ai mis plusieurs années à me dire que mon existence et ma personnalité avaient été profondément changées et qu’il n’y aurait pas de retour en arrière.

Six ans après, en septembre 2021, le procès débute. Lorsque mon avocate a commencé à m’en parler, plusieurs mois auparavant, je me suis posé beaucoup de questions : allais-je y assister, y témoigner ? Cela n’allait pas de soi.

« Le procès peut m’aider à croire ce que j’ai vu »

Finalement, je me suis décidée. Des discussions avec des parties civiles au procès des attentats de janvier 2015 m’ont convaincue que cela pouvait avoir un effet réparateur. J’ai pensé aussi aux amis que j’avais perdus. Ils ne sont plus là pour aller au procès. Moi, si. J’ai pensé au fils de mon amie Marie-Aimée, devenu mon filleul, qui avait 13 ans le soir des attentats. Il y a perdu sa mère, son beau-père, nos amis qui étaient comme ses oncles et tantes.

Ce que je veux surtout, en assistant aux audiences, c’est comprendre. D’abord, comment des êtres humains en arrivent à participer à de tels massacres. Mais aussi les dimensions sociales qui peuvent expliquer cette violence extrême. Comprendre, enfin, le déroulement précis des faits qui ont abouti aux attentats. Ambre, serveuse à La Belle Équipe ce soir-là, a exprimé ce que je ressentais : « Le procès peut m’aider à croire ce que j’ai vu. »

J’ai donc assisté à tous les témoignages des survivants de La Belle Équipe. J’ai entendu et réentendu la scène de l’attentat avec d’autres points de vue sur les mêmes événements : les premières rafales, l’interruption de quelques secondes, le moment où les terroristes se remettent à tirer après avoir rechargé, le silence glaçant lorsqu’ils partent enfin, les cris qui le déchirent ensuite… C’était très éprouvant, mais cela a consolidé mon histoire. J’ai pu me dire : « C’est vraiment ça qui m’est arrivé, et c’est comme cela que ça s’est passé. »

« Un tel procès est envahissant, mais je fais le pari que cela aura une vertu réparatrice »

J’ai aussi entendu les témoignages des rescapés des autres attentats. J’y ai reconnu mes réactions, mes émotions. Cela a restauré quelque chose en moi, m’a permis de prendre du recul. Peu à peu, dans le fait d’avoir survécu, j’ai ressenti de la responsabilité plus que de la culpabilité.

Il n’est pas évident de savoir précisément quel mot employer pour évoquer mon statut. J’ai longtemps refusé celui de « victime », je lui préférais « rescapée ». Finalement, et je crois que c’est grâce au procès, je me le suis réapproprié. Le terme de victime souligne que j’ai subi une agression, et que celle-ci a laissé des traces. Mais être victime ne signifie pas être faible. Je suis victime, mais je redeviens actrice de mon histoire, autant que je le peux. Le fait même de venir au procès deux ou trois fois par semaine, de chercher à comprendre le mécanisme des événements, de noter dans un petit carnet ce que je pense et observe durant les audiences ; tout cela me donne le sentiment d’agir.

Assister aux audiences aussi régulièrement n’est pas facile. Un tel procès est envahissant, pour moi comme pour mes proches. Mais je fais le pari que cela aura une vertu réparatrice. Parfois, j’ai l’impression d’en sentir déjà les premières manifestations. L’existence même de ce procès et de la salle d’audience qui l’abrite y contribue. On accède à ce que certains appellent le « sanctuaire », réservé aux parties civiles, aux avocats et aux journalistes, par une série de sas, de contrôles de sécurité. Cela crée une sensation de bulle hors du temps, souvent inconfortable, mais où l’on peut parler des attentats sans se justifier. Ce qu’on y entend est très dur. Je ressors souvent du tribunal avec une grande tristesse.

Depuis la semaine dernière, le procès est entré dans une nouvelle phase dont j’attends beaucoup, celle de la parole des accusés sur les faits. Pour l’instant, ils n’ont pas abordé les raisons de leur participation ou de leur adhésion à des actes d’une telle violence. Cela fait partie de ce que je cherche à comprendre. Peut-être qu’à l’issue du procès, je n’aurai pas réussi à tout décoder. Si tel est le cas, je crois que je l’accepterai. Je serais allée au bout de ma démarche. 

 

Conversation avec JEAN-FRANÇOIS MONDOT

 

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