J’ai assisté depuis 1986 à de nombreux procès. J’ai renoncé à en tenir le compte. Ce que je sais, en revanche, c’est que celui du 13-Novembre est organisé de manière remarquable. Beaucoup a été fait pour que les centaines de parties civiles, les endeuillés, les blessés physiques et psychiques, puissent assister aux audiences dans les conditions les plus favorables. J’ajoute que ce procès est remarquablement présidé par Jean-Louis Périès, qui fait preuve d’humanité et de fermeté. Il avait été annoncé que chaque partie civile n’aurait que six minutes pour témoigner, le président les a laissées s’exprimer autant qu’elles le souhaitaient. Quand je me replonge dans le passé, le contraste est saisissant. Je me souviens d’audiences où les débats étaient inaudibles. Au début d’un procès, j’avais alerté le procureur Jean-François Ricard qui était allé s’acheter un micro-cravate, lequel n’avait malheureusement pas fonctionné.

J’ai connu une époque où les victimes fuyaient les procès quand ceux-ci se tenaient ; les grâces et les remises en liberté étaient plus fréquentes. Les terroristes se sentaient tout-puissants. En 1986, dans le box des accusés, un dirigeant du groupe d’extrême gauche Action directe avait pu déclarer : « Sachez que tous ceux qui siégeront ici, magistrats et jurés, s’exposeront aux rigueurs de la justice prolétarienne. » La menace était telle que les procès pour terrorisme ne furent plus jugés par des jurys populaires, mais par des magistrats professionnels.

« J’ai connu une époque où les victimes fuyaient les procès »

J’ai tout de suite pensé qu’il fallait que les victimes reviennent dans le prétoire et que l’association que je présidais, SOS Attentats, devait les accompagner. Un procès est toujours une épreuve, il était essentiel que les parties civiles se sentent soutenues. Le regretté juge Gilles Boulouque nous fut d’un appui précieux. Il fut le premier à tenir des réunions pour fournir aux parties civiles des informations sur l’instruction en cours avant qu’elles ne soient rendues publiques. De mon côté, j’emmenais des victimes visiter le Palais de Justice, assister à des procès d’assises. Je leur expliquais la procédure. Je pensais qu’elles devaient être préparées avant d’entrer dans la salle d’audience. Je me disais aussi qu’en sortant de l’ombre, en devenant des acteurs du processus judiciaire avec nos béquilles, nos chaises roulantes, nos brûlures, nos amputations et tout ce qui ne se voyait pas mais se devinait, nous pourrions former une force collective. Au début, ceux qui avaient perdu un proche et ceux qui avaient été blessés ne se parlaient pas, trop impressionnés par la souffrance de l’autre. Au fil des procès, de leur préparation et de leur tenue, une osmose s’est produite.

En 1992, pour le procès d’assises des quatorze attentats de 1986, dont celui de la rue de Rennes, j’avais réussi à convaincre vingt parties civiles de venir à la barre. Depuis la loi de 1990, les associations étaient autorisées à se porter partie civile, cela me paraissait essentiel : si j’incitais les victimes à témoigner, le moins que je pouvais faire, c’était d’être avec elles. J’ai donc pris la parole en dernier, sous les insultes de Fouad Ali Salah, le principal organisateur des attentats : « Pharisienne, tu n’es qu’une prostituée, une chienne. Tu crèveras, tu sauteras ! » Le président du tribunal voulut le faire expulser, je lui demandai de n’en rien faire. Je me disais que le forcer à m’écouter jusqu’au bout constituerait une première victoire.

« Celui qui est au centre de l’audience, c’est l’auteur présumé, pas la victime »

Un autre souvenir me revient, il concerne Marie-France Vilela, une couturière portugaise qui avait fui la dictature de Salazar. Elle vivait dans une chambre de bonne, son travail de retouche lui rapportait trois francs six sous. Un soir d’août 1982 vers minuit, elle promenait son chien rue de La Baume. Une bombe d’Action directe explosa sur son passage, elle perdit un œil et huit dixièmes de vision à l’autre. J’avais accompagné Marie-France pour son indemnisation par le Fonds de garantie puis, sans emploi et sans avenir, elle était rentrée vivre chez sa mère, au Portugal. En 1995, je l’ai contactée pour qu’elle revienne assister au procès des poseurs de la bombe – des dirigeants de la branche lyonnaise d’Action directe. Il fallut que j’insiste, elle craignait cette confrontation. Sa présence n’était pas un enjeu judiciaire, la responsabilité d’André Olivier et de Max Frérot laissait peu de doute, mais je pensais que sa présence pourrait l’aider à évacuer une partie de sa douleur et, surtout, à comprendre qu’elle n’était pas la seule victime des attentats d’Action directe.

Elle finit par accepter de venir et même de raconter à la barre sa vie brisée ; elle fit plus, puisqu’elle fixa les accusés de son regard quasi aveugle et leur demanda s’ils pensaient vraiment qu’elle était une représentante de l’État israélien qu’ils étaient supposés combattre. J’ai vu alors quelque chose de très rare : les accusés ont baissé les yeux et ils ont exprimé des regrets. Quand nous sommes sortis de la salle, je lui ai dit mon enthousiasme et, pour la première fois, j’ai vu un sourire se dessiner sur son visage.

« Quand on regarde l’avant et l’après-procès, on constate un effet bénéfique pour certaines victimes »

Le droit français stipule que la partie civile participe à l’instruction et au procès. Mais, quelle que soit la place qu’on lui accorde – nettement plus favorable aujourd’hui qu’il y a trente ans –, celui qui est au centre de l’audience, c’est l’auteur présumé, ce n’est pas la victime. Cela posé, le procès peut permettre aux victimes d’alléger une part de leur fardeau. Leur « guérison » – si le mot a un sens pour un processus aussi long et complexe – n’est pas l’enjeu du procès, qui est d’abord là pour établir des faits et des responsabilités, mais celui-ci peut avoir, en même temps, des vertus thérapeutiques. Pas toujours, pas pour tout le monde. Mais quand on regarde l’avant et l’après-procès, on est forcé de constater un effet bénéfique pour certaines victimes.

Depuis 1986, j’ai entendu et assisté des centaines de victimes. Seulement, début octobre, au procès du 13-Novembre, un témoignage m’a saisie, surpassant par certains aspects tout ce que je savais des atteintes en cascade qui bouleversent la vie de ceux qui ont été confrontés à l’acte terroriste. Il était tard dans la soirée, une jeune femme de 35 ans, appelons-la Audrey, a raconté sa tragédie. Elle était au concert du Bataclan avec son mari. Ni l’un ni l’autre n’ont été blessés physiquement mais l’onde de choc de ce qu’ils ont vécu est incommensurable. Quand elle décrit sa vie d’avant, Audrey parle d’une existence joyeuse et légère. Elle aimait son métier, elle aimait la musique. Elle s’était mariée l’été précédent. Comme de nombreux témoins, elle décrit le 13 novembre comme une journée étonnamment douce. Pendant l’attaque, Audrey s’est aussitôt couchée, elle dit qu’elle a réussi à garder son calme. Ce qui l’a frappée, c’est le regard terrifié de son mari et puis évidemment ces enchevêtrements de corps et d’objets, ces morceaux de chair sur les murs, ces odeurs de poudre et de sang que tous décrivent.

Vers 6 heures du matin, de retour à la maison, Audrey s’est dit qu’ils avaient eu de la chance et puis elle s’est réveillée, son mari était en pleurs. Bien vite, elle a compris que cette chance était bien peu de chose. Elle ne supportait plus les transports en commun, elle n’avait plus d’ambition professionnelle, elle ne pouvait plus écouter de musique, elle avait peur de la foule. De simples rires dans la rue lui provoquaient des accès de panique. Ses cauchemars étaient incessants. Elle avait consulté psychiatre et psychologue, essayé les thérapies comportementales, rien n’avait amoindri ses symptômes. Le seul horizon qui l’apaisait, c’était sa maison, son bain et les médicaments censés la calmer. Ses parents, ses proches ont tous été affectés par l’attentat et la dévastation complète de la vie d’Audrey. Elle a pourtant réussi à avoir un enfant mais ce fils de 3 ans a dû être sevré des médicaments que sa mère consommait en trop grande quantité pour ne pas sombrer.

« En écoutant les victimes du Stade de France, des terrasses et du Bataclan, je me suis dit que nous avions perdu trop de temps »

J’ai demandé au Fonds de garantie d’étudier la déposition d’Audrey, spécialement par rapport à la question des séquelles des attentats chez les proches des victimes – un point sur lequel le Fonds se montre très réservé. Le témoignage d’Audrey m’a renforcée dans une conviction : les atteintes psychiques ne sont pas soignées comme elles le devraient. Dans les années 1990, nous avions impulsé plusieurs études épidémiologiques en lien avec l’Inserm. Elles n’ont malheureusement pas servi à mieux soigner les victimes. Nous avions alors un grand retard dans la prise en charge du syndrome de stress post-traumatique, à la différence des Israéliens et des Américains, ainsi que de certains médecins militaires français, comme le psychiatre François Lebigot, qui avaient conservé la mémoire des recherches menées à la suite de la Première Guerre mondiale. Trente ans ont passé et je constate que les choses n’avancent pas comme il le faudrait.

Dans le rapport au sujet de la création du Centre national de ressources et de résiliences (CN2R), j’ai proposé que toutes les thérapies psychiques soient évaluées par le comité scientifique du CN2R, les psychothérapies classiques comme les thérapies comportementales, qui sont nombreuses, des battements de paupières de l’EMDR jusqu’à la pratique du cheval ou à la plongée avec des bouteilles d’oxygène. En écoutant les victimes du Stade de France, des terrasses et du Bataclan, je me suis dit que nous avions perdu trop de temps. Je peux comprendre qu’à l’occasion du procès et des reviviscences qu’il provoque, des gens pleurent et soient happés par l’épouvantable souvenir de l’attentat ; mais que six ans après, ils ne s’en sortent toujours pas, qu’ils n’arrivent toujours pas à travailler, à entretenir des relations apaisées avec leurs proches… En les entendant, j’ai pensé que nous avions raté quelque chose et qu’il était urgent de nous mettre au travail. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

Dessin NOËLLE HERRENSCHMIDT

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