Je reviens en 2022 sur les traces de mes premiers pas de chroniqueuse judiciaire, il y a trente ans. L’un de mes premiers dessins, en 1992, c’était cette salle des pas perdus du palais de justice de Paris. Je travaillais alors sur les Carnets du Palais. J’ai arpenté pendant trois ans tous les recoins de ce bâtiment, du dépôt aux salles d’audience. À l’époque, c’était le procès Clearstream, l’affaire Dumas… Le Palais, c’est un lieu que je connais par cœur, j’y suis chez moi. En juin dernier, j’ai redécouvert cette salle des pas perdus spécialement aménagée pour le procès des attentats du 13-Novembre. Je retrouve cette couleur pierre qui m’est familière… Et mon regard se pose sur deux statues, que l’on voit depuis la salle au travers d’une cloison vitrée. Je croise leur regard, c’est un choc ! Je suis à la fois dans le passé et dans le présent. Ces deux sculptures de femmes, ce sont La France et La Fidélité (1826). Quelle symbolique ! Chaque matin, quand j’arrive dans cette salle, je salue ces deux dames.

À la différence des grands procès historiques que j’ai pu dessiner, nous sommes totalement dans le présent. Réchauffée par le passé, j’écoute notre époque sous le regard de La France et de La Fidélité. En cela, le travail de l’architecte a été extraordinaire. Un procès, c’est toujours une salle de théâtre. Avec son décor et ses acteurs. Chacun est à sa place et joue son rôle. Le sujet de la pièce, on le découvre jour après jour, sans en connaître la fin. Il se joue toujours quelque chose d’essentiel, la souffrance des victimes face à la liberté des accusés. L’humanité y est comme concentrée. C’est ce que je dois dessiner : l’humanité de tout ce que je vois.

Dans ce procès, tout a été fait pour créer une atmosphère de bienveillance. Pour les victimes, d’abord. J’ai ce souvenir du soir où la cour s’est interrogée sur la signification de cette phrase : « Tuez-les tous »… Il s’agissait de comprendre pourquoi cette violence, pourquoi cette volonté de « tuer les mécréants ». Le président avait prévenu que ce serait très violent. Certaines victimes sont venues. On s’en est tous pris plein la gueule, mais on a avancé dans la compréhension des faits. Et j’ai senti très fort ce paradoxe entre la violence de la réalité, qu’il faut comprendre, et la bienveillance du climat créé pour permettre d’absorber cette violence à tous ceux qui sont dans la salle – parties civiles, avocats et magistrats, chroniqueurs… Chaque matin, j’entre, je me place. J’ai une chaise pour moi et une tablette. Je n’ai jamais vu un tel confort pour dessiner. L’audience s’ouvre alors. Les faits sont terrifiants, mais tout est fait pour que nous puissions survivre.

Quand un procès dure des mois, il se crée une sorte de bulle. Les avocats, les accusés, les victimes, la cour… Nous sommes tous sous le même plafond, sur le même plancher. On partage tout. Des moments tragiques. Des instants parfois souriants. Mais on tend la main à la parole. Petit à petit, on est dans le sujet. On a le temps de digérer. De se planter. De changer d’avis. On est là pour restituer le direct. Plus ce qui se dit est énorme, plus le dessin va vite. Il ne doit pas y avoir de limites. Je reçois l’émotion en pleine figure, ma main suit… Et le dessin est là pour rendre hommage à la parole, à son émotion.

Le premier grand procès que j’ai couvert a été celui de Klaus Barbie, à Lyon. Les victimes n’avaient pas parlé depuis la guerre. En 1987, dans la salle d’audience, elles disaient ce qu’elles avaient vécu au cours des années 1940. Elles avaient enfin le loisir de cracher ce qu’elles avaient à dire, après tout ce temps, après tout ce silence ! L’émotion crevait les plafonds. Dans tous ces grands procès que j’ai vécus, il y a une charge intense d’émotion. Il faut que mon dessin soit exact dans cette restitution. C’est pourquoi je ne me prépare pas… Je me laisse aller à tout ce qui peut se passer dans la salle. L’autre jour, je me suis dit en m’installant : aujourd’hui, tu vas dessiner toute la salle. Je sors mon format A3. J’installe sur ma feuille le décor. Arrive alors la juge belge ! Elle commence à parler avec intensité… et je me dis : « Écoute ça ! Il faut faire un gros plan sur elle. » J’ai resserré mon angle sur cette juge, son visage. L’ai dessinée en couleur. Voilà ! Il faut arriver totalement libre. Être capable de changer du tout au tout son dessin.

Par les temps qui courent, la difficulté que j’ai, ce sont les masques, bien sûr. Comment fait-on pour dessiner l’émotion masquée ? Comment dessine-t-on cet accusé qui est au fond du rang ? Celui-là même qui lâche en un souffle, en pleine audience : « Je suis ému par ce que j’entends ! Je suis ému ! » Comment attraper cette émotion alors qu’il est si loin de moi ? Jamais encore, je n’ai réussi à dessiner Abdeslam. C’est un personnage qu’il faut arriver à saisir. Quelque part, au fond, il ne se ressemble pas. J’attends ce moment où il va être debout. Il va bien falloir que mon crayon et mon aquarelle réussissent à l’exprimer !

Comme lui, Barbie était un personnage totalement fermé. Terrible. Mais, à un moment de ce procès historique, je me suis trouvée à côté de lui. Je me souviens précisément de cet instant : Pierre Truche, le magistrat, se lève et se jette dans l’arène pour le faire enfin réagir. Il lui parle… de ses enfants : « Si vos enfants vous écoutent, dit Truche, que penseront-ils ? » Et là, j’ai pu dessiner l’humanité de Barbie. Un Barbie ému ! Cela n’a duré qu’un quart de seconde. Ce moment où il a baissé la garde. Je suis très fière de ce dessin. Au procès du 13-Novembre, j’espère parvenir à raconter les accusés de l’intérieur, comme je l’ai fait ce jour-là. Je dois être tout le temps « prête à »… Je sais que cela ne va durer qu’une seconde ! 

 

Propos recueillis par Adeline Percept

Dessins Noëlle Herrenschmidt

 

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