Depuis l’annonce par Vladimir Poutine de la « mobilisation générale partielle », le 22 septembre, l’attitude de la société russe est scrutée par les acteurs et les observateurs du conflit russo-ukrainien plus encore qu’auparavant. Dans leur immense majorité, les Ukrainiens ont cessé d’attendre quoi que ce soit d’une population russe dont l’adhésion enthousiaste à l’annexion de la Crimée en 2014 et la quasi-absence de réaction au conflit à l’est du pays ont creusé entre les deux sociétés un fossé qui semble aujourd’hui infranchissable. Les vidéos virales montrant les files d’attente aux frontières ou les consignes chaotiques données à des recrues sous équipées et envoyées directement au front sans avoir reçu la formation promise ne font qu’alimenter colère et moqueries à l’encontre de ces Russes, hier encore consentants, ou du moins passifs, que seule l’irruption de la guerre dans leur vie a fait réagir… pour tenter de déguerpir.
En Europe, certains guettent encore avec espoir les prémices d’une mobilisation à même de peser sur la situation politique et militaire et cherchent à voir dans le nouvel exil russe un point d’inflexion de l’opinion dans son rapport à la guerre. Une nouvelle enquête du centre Levada montre en effet que 47 % des Russes ont réagi avec anxiété ou colère à l’annonce de la mobilisation et que, pour la première fois depuis de longues années, la popularité de Poutine est en baisse. Mais ces signaux paraissent faibles au regard de la situation.
Ces derniers jours, ce sont encore des femmes qui sont en première ligne sur les places du Daghestan, de Tchétchénie, de Bouriatie et de Yakoutie
On constate cependant bien un frémissement : comme en février-mars, l’organisation de l’exil a été facilitée par la mobilisation de centaines de petits groupes opérant souvent à partir des réseaux sociaux. Assurant la logistique et un soutien juridique, ils témoignent d’une vitalité certaine. On y trouve beaucoup de femmes, actives depuis les premières heures de la guerre, notamment dans l’aide aux réfugiés ukrainiens contraints de passer par la Russie pour rejoindre l’Europe, ainsi que des juristes qui prodiguent leurs conseils sur les moyens légaux d’éviter la conscription, voire d’attaquer l’État en justice. Ces formes d’engagement sont nouvelles, dans un contexte où la société civile et le monde associatif ont été réduits au silence.
Ces derniers jours, ce sont encore des femmes qui sont en première ligne sur les places du Daghestan, de Tchétchénie, de Bouriatie et de Yakoutie. Les « périphéries » les plus pauvres de la Russie ont déjà payé un lourd tribut avec l’engagement massif depuis février de kontraktniki, ces soldats contractuels engagés contre de l’argent. Leur détermination est forte et les autorités régionales sont parfois contraintes de temporiser. À Moscou et Saint-Pétersbourg, où la fronde de catégories sociales jusque-là épargnées par la guerre est redoutée, la répression s’est durcie à l’égard des manifestants, les poursuites pouvant entraîner de lourdes peines. Pourtant, des dizaines de bureaux de recrutement ont été brûlés, et la détermination de certains semble particulièrement forte.
Mais au nom de quels principes tant de Russes s’élèvent-ils aujourd’hui contre la guerre ? Bien entraînés, équipés et sûrs de gagner, hésiteraient-ils ? Dans ce second exil, le sort de l’Ukraine apparaît relégué au second plan. En Russie, la mobilisation contre la guerre se construit autour d’objectifs essentiellement internes. Quel sera le prix à payer de ce nouvel impensé : une guerre sans justification légitime s’ajoutant à la longue liste des traumatismes collectifs de la société russe ?