Depuis le début de la guerre en Ukraine, le groupe Wagner s’est totalement métamorphosé. Avant le conflit, on estimait à 10 000 le nombre de combattants passés par ses rangs et à environ 5 000 les combattants actifs à l’aube de l’invasion. Mais, depuis le lancement de celle-ci en février 2022, les forces de Wagner se sont démultipliées et son fondateur Evgueni Prigojine a été autorisé par le Kremlin à sortir de l’ombre pour en revendiquer officiellement la paternité. Les chiffres de cette mue sont terrifiants : plus de 50 000 hommes ont rejoint les troupes de Wagner.

Avant la guerre en Ukraine, le recrutement des hommes de Wagner ne se faisait qu’à l’aide d’un discret bouche-à-oreille. Pour rencontrer l’un de ses recruteurs, il était nécessaire d’être recommandé par un combattant déjà engagé. Une fois ce contact pris, le futur soldat se rendait sur la base de Molkino dans le sud du pays, à côté de Krasnodar, passait un entretien, se soumettait au détecteur de mensonges et à une batterie de tests physiques avant de signer son contrat. Après cela, trois mois de formation et d’entraînement sur cette base étaient requis avant un déploiement en Libye, en Syrie ou en Afrique subsaharienne.

Mais avec le déclenchement de l’invasion, Prigojine a vu les portes des prisons russes s’ouvrir à lui pour y recruter de nouveaux combattants parmi les criminels condamnés. Prigojine lui-même ou des hauts gradés de l’organisation ont pu se rendre directement dans les établissements pénitentiaires pour inciter les détenus à rejoindre le groupe en échange d’une amnistie. Et si les violeurs, les pédophiles ainsi que les homosexuels ont été exclus dans un premier temps, ceux-ci ont finalement été intégrés et un bataillon spécial a même été constitué. Une fois le contrat signé, tous ces hommes ont vu leur peine effacée par oukase présidentiel. Cette opération de recrutement en milieu carcéral s’est même doublée d’une vaste campagne de publicité. De très nombreuses affiches ont été collées dans tout le pays, dans les salles de sport, les clubs de boxe, mais aussi dans les écoles.

Prigojine possède plus de 350 médias et orchestre une puissante stratégie de propagation de fausses informations

En l’espace d’un an, Wagner aurait ainsi multiplié par douze ses effectifs pour atteindre quasiment 60 000 membres. L’armée de l’ombre s’est transformée en une force qui se revendique comme telle et qui, malgré les conflits et les désaccords avec le ministère de la Défense, coopère avec les autorités pour mener la guerre contre l’Ukraine. Même s’il est impossible d’avoir des chiffres très précis, on estime aujourd’hui qu’entre 30 000 et 40 000 anciens détenus recrutés par le groupe seraient morts au front, ainsi que plusieurs milliers de combattants expérimentés.

Devenu une réelle force d’appoint pour l’armée russe en Ukraine, Wagner s’est de tout temps illustré par son extrême violence. En effet, puisque Wagner n’existe pas juridiquement, il ne peut pas véritablement être encadré. Sans aucun garde-fou, il n’est pas surprenant que le groupe verse dans un déchaînement de violence et commette de nombreuses exactions, notamment l’exécution de ses déserteurs. Il peut même se permettre de revendiquer cette violence extrême en filmant ces exécutions brutales. Puisque quitter les rangs de Wagner est une grave trahison pour ses membres, les fuyards sont décapités ou ont le crâne réduit en miettes à coups de masse. Certains commandants de Wagner n’hésitent d’ailleurs pas à commettre ces exécutions sous les yeux des autres soldats, à titre d’exemple. Une fois enrôlé, le choix est simple : accepter d’être envoyé dans le « hachoir à viande » – expression russe désignant le front, proche dans l’esprit de notre formule « chair à canon » – ou être exécuté à coups de marteau par un officier.

Tant que ce groupe n’aura pas d’existence juridique, contrairement aux autres sociétés militaires privées dans le monde, il restera légalement une force fantôme

Bien que le groupe Wagner se soit illustré par une brutalité sans frein depuis sa création, l’armée russe a elle aussi fait preuve d’une extrême violence, que ce soit à Boutcha ou dans les territoires occupés. Lors de l’occupation d’Izioum à l’été 2022, des militaires, des policiers russes et des hommes du FSB ont torturé des civils pendant plusieurs mois. Même si un combattant de Wagner, potentiellement un ancien détenu condamné pour meurtre ou viol, est probablement plus enclin à se livrer à des exactions qu’un jeune conscrit russe qui utilise pour la première fois de sa vie une arme à feu, il est impossible et même dangereux de hiérarchiser les actes de violence perpétrés par l’armée régulière et Wagner en Ukraine.

Maintenant que l’existence de Wagner a été reconnue par Moscou, après des années de « déni plausible », le groupe ne peut plus vraiment être considéré comme une armée de l’ombre. Cependant, tant que ce groupe n’aura pas d’existence juridique, contrairement aux autres sociétés militaires privées dans le monde, il restera légalement une force fantôme. Les contrats des soldats de Wagner sont en vérité signés avec différentes entreprises appartenant à Prigojine et, aujourd’hui, le groupe armé n’existe de facto que parce qu’il est sorti de l’ombre par sa communication outrancière et sa présence sur le front militaire et médiatique.

Par ailleurs, on parle essentiellement des mercenaires de Wagner, mais il est important de rappeler que cela ne représente que l’un des trois volets de l’action de Prigojine. Avec ses autres structures, l’oligarque cherche aussi à s’enrichir et à faire de la désinformation. Patriot Media Group, qui lui appartient, compte plus de 350 médias et orchestre une puissante stratégie de propagation de fausses informations au service de ses intérêts et de ceux du pouvoir russe. Il faut garder à l’esprit que, même si Wagner n’est toujours pas une branche officielle de l’armée, aucune compagnie militaire privée ne peut exister en Russie sans l’aval de l’État, et donc de Vladimir Poutine. 

Conversation avec FLORIAN MATTERN

 

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