Depuis trois décennies, le nombre de sociétés militaires privées (SMP) et d’entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD) s’est multiplié. Pourquoi et comment ce phénomène est-il advenu ?

Le moment décisif, c’est la chute du mur de Berlin, puis le démantèlement du pacte de Varsovie en 1991 [alliance militaire rivale de l’Otan qui regroupait les pays soviétiques d’Europe de l’Est sous la houlette de l’URSS]. Les Occidentaux ont cru que s’ouvrait une ère de paix et qu’ils pouvaient donc baisser la garde militairement. De 1995 à 2005, les armées occidentales perdent ainsi 30 % à 50 % de leur budget, les forces américaines 28 %. Le paradoxe, c’est qu’après la chute du Mur, les conflits se sont multipliés. Il suffit de citer la guerre du Golfe, les conflits en Yougoslavie, au Rwanda, plus tard au Kosovo et en Côte d’Ivoire… Bref, on constate a posteriori une déflagration généralisée qu’on n’a pas su percevoir à l’époque. Deux courbes se croisent : celle des conflits ne cesse de monter, celle des budgets de défense de baisser.

Quand advient l’attaque d’Al-Qaïda sur les tours jumelles le 11 septembre 2001, le choc est mondial. L’idée qu’on va vers une ère de paix s’effondre. Les États-Unis décident d’envahir l’Irak en 2003. Le ministre américain de la Défense, Donald Rumsfeld, et surtout le vice-président Dick Cheney, qui a occupé d’importantes fonctions de direction au sein de la société d’armement Halliburton, sont convaincus qu’il sera difficile de faire voter un accroissement lourd des budgets de la défense. Ils en concluent que le seul moyen de contourner cette difficulté est d’avoir recours au secteur privé. Mais ils ont commencé à promouvoir la création de sociétés militaires privées dès 1995. À cette date, Cheney et son ami Erik Prince, un ex-officier des Navy Seals [les commandos marins], réfléchissent déjà à cette option. Prince crée la SMP Blackwater en décembre 1996. Après le 11-Septembre, sous la présidence de Bush, le système va se généraliser.

Mais le coût des SMP est très supérieur à celui des forces armées. Pourquoi externaliser des pans entiers des activités militaires plutôt que renforcer l’armée ?

L’expérience prouve que le recours aux prestataires coûte plus cher les deux ou trois premières années. Mais l’avantage, c’est que vous ne les payez que le temps de leur mission, alors qu’il faut payer le salaire d’un soldat en toutes circonstances. D’où la décision américaine de confier à la sous-traitance privée de nombreux secteurs militaires : une partie de la formation, la protection des installations, le transport aérien des troupes, etc. Jusque-là, les relations internationales étaient fondées sur deux piliers : la diplomatie et la force militaire. Avec la guerre en Irak en 2003, les Américains installent un troisième acteur auquel ils fournissent des missions de plus en plus importantes, non de combat mais annexes. Depuis, le secteur des SMP n’a plus cessé de se développer à travers le monde. Aujourd’hui, même l’ONU et l’Union européenne s’adressent à elles pour des motifs très variés, hormis les engagements guerriers.

Qu’est-ce qui fait la spécificité des différents modèles de SMP, l’américain, le sud-africain et celui de Wagner ?

Le plus ancien est le modèle sud-africain avec la société Executive Outcomes (EO), une SMP fondée en 1989 par Eeban Barlow, qui propose ses services tous azimuts à l’étranger. Il constate ainsi que la Sierra Leone regorge de richesses minières. Des clans locaux s’affrontent pour leur exploitation. Sa SMP protège l’un ou l’autre et prend sa part sur la vente du minerai. Barlow invente donc un modèle de SMP qui se finance en se payant sur la bête.

Le modèle américain est d’une tout autre nature. Les SMP américaines sont de facto des agents de l’État même si, juridiquement, elles restent des organisations privées. Leur consanguinité avec l’armée est évidente. En Irak, Blackwater était par exemple missionné par le département d’État [le ministère des Affaires étrangères], non par l’état-major.

Wagner va développer un business model particulier

Le modèle russe va mixer les deux précédents. Poutine a voulu des SMP pour deux raisons. La première : il a constaté qu’en Irak la masse des contractants des SMP a rendu la présence des soldats américains moins visible. La seconde : comme il vient des services spéciaux, il tend à privilégier l’action secrète, masquée. Lorsqu’Evgueni Prigojine crée Wagner, en 2013, le FSB [le renseignement intérieur] et le GRU [le renseignement militaire] sont présents en coulisse. Le modèle est donc proche de celui de Blackwater : l’État finance Wagner et, au départ, va même lui fournir des hommes. Mais, en 2015, Poutine demande à Prigojine d’engager Wagner dans la guerre contre Daech en Syrie. Et, pour le coup, Wagner va devoir trouver les moyens de se financer. Le groupe aide donc Bachar Al-Assad à protéger ses champs pétroliers. En retour, Damas le rémunère en lui versant 25 % du montant de la vente des barils. Le groupe Wagner oscille ainsi entre les modèles sud-africain et américain qu’il copie.

Que fait précisément Wagner en Afrique ?

Le groupe ne s’est implanté sur ce continent qu’à partir de 2015. Après avoir acquis une certaine expérience en Ukraine – au Donbass et en Crimée – et en Syrie, puisque ses hommes ont repris Palmyre plusieurs fois. Ils ont fait le sale boulot, éliminant tout ce qui était vivant dans la zone. Dès ce moment, Wagner devient mature, et Choïgou, ministre russe de la Défense, leur coupe les vivres. C’est dans ce contexte que Wagner va développer un business model particulier. Privé de revenus, Prigojine commence à prospecter en Afrique. Il va à Madagascar où il réalise quelques opérations de déstabilisation, notamment en faisant intervenir ses trolls sur les réseaux sociaux. Il se rend aussi au Mozambique, au Soudan et dans d’autres pays.

« Aujourd’hui, même l’ONU et l’Union européenne s’adressent à des sociétés militaires privées pour des motifs très variés »

Mais le tournant a lieu en République centrafricaine (RCA), en 2016-2018. Ce pays était depuis plusieurs décennies une chasse gardée française ; il ne l’est plus. Pour une raison de fond : les États africains ne veulent plus de notre modèle de coopération visible. Ils souhaitent une « empreinte minimum » : pas de soldats avec des galons, pas de drapeau français. C’est ce qu’a compris le groupe Wagner : leurs hommes n’ont pas de galons, il n’y a pas de drapeau russe. Mais cela s’explique aussi par une raison plus conjoncturelle : la France ne livrait pas au président centrafricain les armes qu’il réclamait. Poutine choisit alors de l’inviter à Sotchi. Il le reçoit en grande pompe et lui propose un lot de 3 000 armes neuves avec des accords de coopération signés à la clé. C’est la grande entrée de Wagner en Afrique. Wagner succède à l’opération Sangaris. Prigojine a compris que la première demande des chefs d’État est que leur sécurité soit assurée. L’objectif numéro un est d’éviter un coup d’État. Quand Wagner transfère ses 200 ou 300 hommes du Soudan vers la RCA, ils sont aussitôt mis au service de la protection du chef de l’État.

Quelle est l’aide concrète apportée par le groupe Wagner ?

Elle se décline en cinq points : 1) le groupe sert de support aux ventes d’armes ; 2) il propose une formation au métier des armes ; 3) il assure la protection des chefs d’État et de gouvernement ; 4) il sécurise et assure l’exploitation des richesses naturelles du pays secouru ; 5) il participe aux combats sur le terrain.

Bien qu’on ait du mal à le croire, Poutine ne commande rien

Ce dernier point est déterminant. Wagner, contrairement à ses concurrents, engage fortement ses hommes dans les combats. En Afrique, le ratio est de 50 soldats de Wagner pour 50 soldats de l’armée. Ce ne sont pas des conseillers mais des combattants. C’est une singularité dans la forêt des SMP.

Est-ce le cas en Ukraine ?

Pas tout à fait. En Ukraine, le groupe Wagner opère selon un autre modèle, dans lequel le donneur d’ordres est l’État russe. C’est ce dernier qui les approvisionne et qui les finance en grande partie. C’est un cadre classique, régalien, qui ne laisse que peu de marge de manœuvre à Wagner. À Bakhmout, ses unités sont constituées à 100 % de soldats recrutés par le groupe. Les soldats russes ne sont pas intégrés dans leurs équipes, au contraire. Il n’existe pas de relations entre les unités Wagner et l’armée russe.

Comment expliquer cette absence de liaison ?

Sur place, l’unité Wagner n’est pas une unité classique. Disons que ce sont des bandits de grand chemin, très mal formés quand bien même ils sont bien équipés – Wagner est riche ! Globalement sans technique militaire, sans officiers de liaison, sans coordination avec les autres unités et sans appui, Wagner a joué sa carte, pensant briller et dévaloriser Choïgou. C’était une manière d’adresser à Poutine un message fort : nous sommes les meilleurs, indispensables. Problème : Choïgou en a eu assez et a cessé de fournir le groupe en munitions, transports et logistique. Conclusion : depuis un mois, la méthode Prigojine ne peut plus fonctionner, car Wagner n’est en Ukraine qu’un outil opérationnel de l’armée russe. Ses hommes sont confrontés à une armée ukrainienne entraînée, formée, une armée lourde, conventionnelle.

Est-ce une situation d’échec pour Wagner ?

Une SMP ne peut pas être une force régalienne. Elle ne peut être qu’une force d’appui, de soutien. Que Wagner soit en premier échelon est une erreur incroyable. Cela témoigne d’une certaine hubris de leur part et démontre que la Russie est confrontée à un gros problème de commandement, qui concerne au minimum la transmission des ordres. Bien qu’on ait du mal à le croire, Poutine ne commande rien. C’est la révélation de ce conflit. Son armée n’est pas gérée, encadrée, dirigée. La position dans laquelle se trouve Wagner n’est que le produit de cette situation. C’est l’expression ultime de cet amateurisme violent.

Comment interprétez-vous les dernières déclarations de Prigojine ?

Il a accusé de trahison l’état-major russe. Il considère qu’il n’est pas soutenu et, de fait, il a été obligé de reculer à Bakhmout. Il dit aussi que l’état-major ne fait pas ce qu’il faut pour appuyer le premier échelon. Prigojine a beaucoup de défauts, mais il faut admettre que c’est l’un des rares de ce niveau qui est présent sur le terrain. Cela fait trois mois qu’il est sur place. Il a vu passer des milliers de cadavres, il est saturé de guerre et même sa violence naturelle n’y trouve plus son compte. Ses prises de position sont une conséquence de cet état d’esprit. Il sait qu’il a atteint une limite et qu’il ne peut plus revenir en arrière.

Vous écrivez dans votre livre que Wagner n’est que « l’arbre qui cache la taïga » ? Que voulez-vous dire ?

De fait, il existe des centaines de SMP en Russie. Wagner n’est pas la seule. Comme l’État central est devenu relativement faible, on assiste à une multiplication des SMP. Chaque gouverneur de province se dote actuellement de SMP pour assurer sa protection. On est en présence d’un phénomène comparable à la prolifération des seigneurs de la guerre dans la Chine du début du xxe siècle. Chacun règne sur un espace géographique plus ou moins vaste, dont il exploite les richesses naturelles, en finissant par contrôler le pays. C’est un État qui se délite progressivement. Dès lors que l’État russe n’est pas capable de contrôler Wagner, le régalien chancelle. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL & LAURENT GREILSAMER

 

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