Quelle que soit notre connaissance du conflit en Ukraine, quel que soit notre avis ou notre incapacité à nous en faire un, nous n’avons pas pu passer à côté d’une séquence absolument insensée : Evgueni Prigojine, le patron d’une organisation paramilitaire privée sommant, face caméra, le visage déformé par une violente colère, l’une des plus grandes puissances au monde – la Russie de Poutine – de fournir des munitions et l’accusant, faute des moyens promis, d’être responsable de pertes humaines.

D’emblée, on pense à l’Oncle Sam dessiné en 1917 par l’illustrateur James Montgomery Flagg qui, lors de la Première Guerre mondiale, dévisageait les Américains pour leur demander de s’engager.

De cette séquence, je ne peux rien dire sur les plans géostratégique et politique, par ailleurs abondamment décryptés. En revanche, de manière formelle, un historien de l’art ne peut pas occulter, pour comprendre ce moment précis, une technique iconographique devenue célébrissime. C’est celle d’une frontalité radicale, doigt pointé vers le public, cassant ce qu’on appelle généralement le « quatrième mur », c’est-à-dire cette paroi virtuelle séparant le personnage d’une scène de celui qui la regarde. D’emblée, on pense à l’Oncle Sam dessiné en 1917 par l’illustrateur James Montgomery Flagg qui, lors de la Première Guerre mondiale, dévisageait les Américains pour leur demander de s’engager. C’est juste. Cependant, Flagg s’inspirait lui-même d’une campagne de propagande anglaise de 1914, un peu moins fameuse, signée Alfred Leete. Mieux : Leete, de son côté, se situait dans la droite ligne de nombreux tableaux où ce qu’on appelle un « admoniteur » s’arrache à la fiction de l’image pour solliciter celui qui l’examine et le pousser à réagir, d’une manière ou d’une autre.

Dans le cas de Prigojine s’en prenant aux officiels russes, une filiation est plus frappante encore : en 1918, dans une magnifique affiche de Vincent Lynch, tout à la fois pleine de chaos et de clarté, un mitrailleur aux yeux implorants, sueur au front, jeune et beau, tend sa paume pour réclamer des balles. « Ammunition ! » [« Des munitions ! »] crie-t-il, tandis qu’il est rappelé, par une brève légende, que l’achat de bons du Trésor auprès du pays (les États-Unis, en l’occurrence) permet de financer la guerre.

Il s’agit de produire un dispositif visuel pour capter l’attention de ceux qui ne sont pas sur le terrain, pour les y impliquer

Bien évidemment, de cette affiche à la vidéo de Wagner, de la vidéo de Wagner à cette affiche, beaucoup de choses diffèrent : dans un cas, le chef d’une milice criminelle se montre vulgaire, injurieux et menaçant envers l’État agresseur dont il est à la solde ; dans l’autre, un soldat idéalisé, aux traits doux, demande la compassion de citoyens d’une démocratie libérale – citoyens qui sont ses frères, ses sœurs, ses cousins, ses parents. Reste que, par-delà les causes et le contexte, la logique est la même : il s’agit de produire un dispositif visuel pour capter l’attention de ceux qui ne sont pas sur le terrain, pour les y impliquer, pour les y transporter, ne serait-ce qu’une minute, afin qu’ils fournissent les instruments d’un combat dont l’issue ne dépend pas seulement des hommes mais aussi des armes.

On serait surpris de constater la récurrence, aux xxe et xxie siècles, dans de nombreux conflits, de l’utilisation de cette apostrophe martiale. Preuve que l’art, si besoin était de le redire, n’est pas seulement, comme le veut le lieu commun, au service de ce qu’il y a de meilleur, mais qu’il constitue aussi, dans son aspect le plus sombre, l’agent diablement efficace des plus meurtriers de nos instincts. 

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