Il existe des raisons objectives de sortir quand c’est interdit
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Supposons que vous vivez au métro Château-Rouge, Paris, XVIIIe. Vos frontières légales sont désormais matérialisées, au nord, par la porte de Clignancourt ; à l’ouest, par le Sacré-Cœur ; au sud, par la gare du Nord ; et à l’est, par rien, soit le vide au-dessus des voies de chemin de fer. Supposons aussi que vous écrivez des romans. Vous n’éprouvez nulle difficulté à vous isoler pendant de longues périodes pour travailler. Supposons encore que, sans être foncièrement légaliste, vous n’êtes pas animée d’un formidable courage pour braver les forces de l’ordre. Vous vous en tenez généralement au cadre prescrit. Supposons enfin que, si l’ordre du monde et l’ordre de vous-même vous convenaient parfaitement, vous n’écririez pas de romans. Vous êtes tout de même très agitée par les nouvelles règles qui s’imposent.
C’est ainsi que, le 17 mars 2020, vous avez inauguré votre journal de sortie. Il conviendrait dès lors de rapporter quotidiennement une sortie digne d’intérêt, dans les frontières imparties, attendu que ces frontières rétréciraient de jour en jour, avec le durcissement progressif des mesures de confinement. « Digne d’intérêt » s’oppose à la répétition. « Digne d’intérêt » suggère que, chaque jour, vous relatiez une forme de nouveauté, quand il vous est commandé de voir, d’entendre, de sentir, de toucher le moins possible. Il faudrait creuser l’espace à l’intérieur de vos frontières, entrer plus précisément dans les choses.
Cela posé, il existe des raisons objectives de sortir quand c’est interdit. Si personne ne le fait, nul ne verra à quoi ressemble une ville habitée mais vide. Si personne ne le fait, nul ne saura qui sort malgré tout quand c’est interdit. Si personne ne le fait, nul ne rapportera ce qui advient de ceux qui sortent malgré tout. Ainsi êtes-vous en mesure de témoigner sur plusieurs points. Dès les premiers jours du confinement, les personnes faisant la manche représentent une part de la population soudain bien plus importante que d’habitude. Et ces personnes, quand vous ne donnez ni argent, ni ticket-restaurant, ni à manger, deviennent très agressives, ce qui ne se produit pas d’ordinaire. Vous connaissez l’agressivité. C’est l’autre face de l’anxiété. Non seulement il y a beaucoup moins de monde pour donner, mais le monde qu’il reste ne s’approche pas, ne touche pas, ne donne pas. Dans les jours qui suivent apparaît une nouvelle catégorie de personnes faisant la manche : celles qui ne l’ont, visiblement, jamais faite. Pas plus mal habillées que les autres, pas moins civiles, mais les yeux baissés, le dos tourné pour fouiller les ordures. Certaines, quand vous les approchez parce que vous avez quelque chose à donner, acceptent avec beaucoup de précautions, le visage couvert d’un masque et les mains de sacs en plastique, par exemple.
L’autre population soudain bien plus importante, en proportion, se compose des forces de l’ordre. Rares sont les journées où vous ne vous faites pas contrôler. Et il ne suffit pas de montrer votre attestation. Il faut argumenter – où, quand, pourquoi, comment. La police se montre aimable avec vous. Comme tout un chacun, ses agents sont éberlués par la situation. Si vous les interrogez, ils ne tardent pas à exprimer leur désarroi. Il faut parfois couper court alors qu’en général, c’est l’inverse. Vous savez cependant, par les conversations qui montent jusqu’à vos fenêtres, que la police n’est pas aussi courtoise avec tout le monde. Spécialement pas avec les silhouettes effilochées venues de loin pour faire leurs courses dans les épiceries bon marché en bas de chez vous. Et, pour votre part, vous ne vous habituez pas à remplir un document administratif chaque fois que vous mettez le pied dehors. Vous n’avez pas connu la guerre, l’Occupation. Toute votre vie, il a été normal de circuler librement dans des frontières confortables. Vous comprenez les raisons sanitaires. Vous n’en ressentez pas moins une violente entorse aux principes que vous a vendus, dès l’école primaire, la République.
Vous pouvez témoigner sur un dernier point. Depuis le parvis du Sacré-Cœur, la vue est époustouflante. Dégagée de la brume de particules, la ville se dessine sur le ciel uniment bleu avec un tranchant douloureux. Les toits sortent de l’ombre, les cheminées, les balustres, les corniches, enfin visibles parce qu’il n’y a personne pour les voir. Sous un soleil démoniaque, vous assistez à la stupéfiante éclosion de cette vie minérale.
Certains disent que vous flirtez avec les frontières. Ils vous rappellent que ces mesures n’ont pas été instaurées à la légère, mais pour contenir le virus et relancer l’économie au plus vite, ou crise de 1929 en pire. Or vous avez vos frontières psychiques, et le renoncement à l’espace les excède largement. À ceux qui vous accusent, vous aimeriez opposer un manifeste – « Que vaut la santé physique sans la santé mentale ? », une phrase dans ce style, une formule bien sentie, parce qu’il vous semble que d’autres épidémies se propagent derrière les façades muettes des immeubles, la colère, la violence, la détresse, la folie.
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