Ô, combien perméables sont les frontières humaines !
Voyez tous ces nuages qui passent, impunément,
ces sables du désert filant d’un pays à l’autre,
ces cailloux des montagnes pénétrant chez l’ennemi
en d’insolents sursauts !

Est-il besoin de prendre un à un les oiseaux
qui volent ou qui se posent sur la barrière baissée ?
Mettons, rien qu’un moineau, et voilà que déjà
sa queue est limitrophe, et son bec indigène.
Et puis, qu’est-ce qu’il gigote !

Dans l’essaim des insectes je prendrai la fourmi
qui, entre le pied droit et gauche du douanier,
ne se sent pas tenue d’avouer ses vadrouilles.

Oh, saisir d’un regard cette immense confusion
sur tous les continents !
N’est-ce pas là le troène qui, de l’autre côté du fleuve,
passe en contrebande sa cent millième feuille ?
Et qui d’autre, pensez-vous, que la pieuvre aux longs bras
viole les sacro-saintes eaux territoriales ?

Comment peut-on parler d’ordre dans tout cela,
s’il n’est même pas possible d’écarter les étoiles
pour que l’on sache enfin laquelle brille pour qui ?

Et que dire du brouillard qui traîne où ça lui chante !
Et des poussières des steppes sur toute leur étendue,
comme si, en leur milieu, elles n’étaient pas coupées !
Et ces voix qui résonnent sur les ondes serviables :
pépiements séducteurs et allusifs glouglous !

Seul ce qui est humain peut nous être étranger
Le reste c’est forêts mixtes, travail de taupe et vent.

De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, traduit du polonais par Piotr Kaminski
© The Wisława Szymborska Foundation, www.szymborska.org.pl
© Éditions Gallimard, 2018

 

Psaume paraît en 1976, alors que l’État polonais a interdit à Wisława Szymborska de voyager à l’étranger. À l’orgueil des hommes, la future Prix Nobel de littérature répond par l’humour. Elle prend à contre-pied le vers de Térence : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », pour un hommage au prétendu chaos de la nature. 

 

 

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